3.2.1. Une demande de justice très libérale

En nous focalisant sur la question des montants de rémunération des dirigeants, nous avons montré qu’il existe un décalage important entre les attentes des acteurs de la controverse en termes de justice sociale et une réalité sociale qui voit certains dirigeants gagner, parfois, jusqu’à plusieurs centaines de fois l’équivalent du salaire moyen dans leur entreprise. Cela ne veut pas dire que les « déceptions normatives » qu’ils sont appelés à souffrir dans cette perspective sont pour autant suffisantes pour les détourner du modèle libéral de justification auquel ils n’ont de cesse de se référer implicitement. Le débat autour du « plafonnement » éventuel des montants de rémunération des dirigeants permet d’illustrer ce point car, s’il faut plafonner aux yeux des acteurs de la controverse, c’est que la démesure de certains montants de rémunération est interprétée comme relevant d’une insuffisante et/ou mauvaise application des principes du libéralisme :

‘« Les États-Unis ont depuis longtemps mené une réflexion sur ce sujet. Certains y parlent d'un salaire plafonné à 100 fois la rémunération moyenne de l'entreprise. En France, nous [Proxinvest] avons proposé 240 fois le SMIC pour que les choses soient bien claires. Le SMIC est en effet le premier salaire versé en France, notamment dans les PME. Dans cette somme, tout serait compris : le fixe, les variables, les avantages en nature, les éventuelles provisions pour retraite complémentaire, les stock-options... (…) La somme nous paraît à la fois acceptable par le corps social et admissible par les dirigeants car elle prend aussi en compte la fiscalité, très lourde en France. » (La Croix, 06/06/2006, nous soulignons).
« Les salariés ordinaires, grands perdants, au profit des actionnaires, du combat pour le pouvoir au sein des entreprises, suffoquent en constatant les fortunes bâties en si peu de temps par leurs patrons. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la rémunération des dirigeants du CAC 40 représente en moyenne l’équivalent de près de 400 salaires minimum, selon le cabinet conseil Proxinvest. Et en un mois, certains des grands dirigeants français arrivent à gagner autant qu’un ouvrier ou un employé en une vie. S’ils ne traitent pas eux-mêmes la question de l’équité, les managers risquent de se voir imposer des limitations. Pierre- Henri Leroy, le président de Proxinvest, appelle par exemple au plafonnement des rémunérations des dirigeants non fondateurs à 240 fois le SMIC. » (Le Figaro, 21/06/2006).’

En d’autres termes, l’existence d’un débat sur le plafonnement des rémunérations confirme que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants « prend » dans un terreau idéologique au sein duquel l’égalité a valeur de principe. Simplement, si cette dernière n’est pas créée par le marché, alors il faut lui imposer… cela afin que l’inégale répartition des richesses, des pouvoirs ou des formes du prestige soit compatible avec les fondements du pacte libéral. On relève que si cette idée d’un plafonnement des montants de rémunération des dirigeants a notamment été débattue dans le cadre de la commission d’enquête parlementaires sur la réforme du droit des sociétés, Pascal Clément, président de cette commission, n’en a d’ailleurs pas moins rejeté la possibilité de légiférer sur le sujet de manière assez évocatrice –et annonciatrice du rapport sur la « bonne gouvernance » publié en 2008 par le Medef et l’Afep, qui fait une large part au contrôle de la rémunération des dirigeants sans évidemment exiger leur plafonnement :

‘« Il n’est pas question de faire un plafonnement des rémunérations à la Georges Marchais en son temps et de faire en sorte que les sièges sociaux du CAC40 déménagent à Bruxelles (…) A la contrainte, Pascal Clément préfère la transparence. » (AFP, 26/11/2003, nous soulignons).
Le gouvernement, qui menaçait de légiférer pour mettre fin aux "parachutes dorés"et autres rémunérations jugées excessives des grands patrons, a finalement opté pour une méthode plus douce : les conseils d'administration des entreprises cotées ont jusqu'à la fin de l'année pour adhérer au "code de gouvernance" présenté lundi 6 octobre par le Medef et l'Association française des entreprises privées (…) "Il faut rétablir la confiance dans le capitalisme des entrepreneurs", fait valoir Xavier Bertrand, qui devait préciser les nouvelles règles du jeu dans une communication en conseil des ministres mardi. Le ministre du travail y souligne que le président de la République a voulu de "nouvelles règles" et qu'en réponse le Medef et l'AFEP ont proposé "des mesures ambitieuses" pour "éviter de nouveaux abus". Il cite les dispositions sur lesquelles le gouvernement veut des résultats concrets : interdiction pour un dirigeant d'entreprise de cumuler un contrat de travail et un mandat social (ce qui lui assurait des indemnités, même lorsqu'il démissionnait) ; interdiction de toucher des "parachutes dorés" (indemnités de départ) en cas d'échec ou de démission de l'entreprise ; limitation dans les autres cas du montant de ces indemnités à deux ans de rémunération maximum ; suppression des distributions d'actions gratuites lorsqu'elles ne sont pas conditionnées à la performance ; limitation du montant des retraites chapeau (qui sont versées en sus du régime normal) ; amélioration de la transparence des rémunérations par l'adoption d'une présentation publique standardisée. En laissant les entreprises mettre en œuvre les recommandations du Medef plutôt que de les forcer à obtempérer par une loi, le gouvernement se montre sensible aux arguments de Laurence Parisot. Dans un entretien au Monde daté du 7 octobre, la présidente du Medef faisait valoir "qu'aux Etats Unis, dans les années 1980, c'est une loi fiscale (...) sévère sur les salaires qui avait provoqué le développement parfois fou des stocks options". Sous entendu, mieux vaut laisser les entreprises s'autoréguler elle-même. » (Le Monde, 08/10/2008).’

En effet, s’il n’est « pas question de faire un plafonnement des rémunérations à la Georges Marchais », c’est qu’il faut empêcher les excès et non pas planifier une grille de salaire. Ce qui est une manière de dire qu’il n’est pas question de « sortir du libéralisme » pour régler les problèmes de justification de la rémunération des dirigeants ; l’autorégulation étant, pour cela, jugée préférable à toute intervention législative. Dans leur approche du problème, on relève que les acteurs de la controverse sont d’ailleurs nombreux à reprendre à leur compte les propositions de John Pierpont Morgan, célèbre banquier américain qui estimait, au début du siècle dernier, qu’un dirigeant ne devait pas percevoir plus de vingt à quarante fois la moyenne de rémunération de ses salariés pour rester dans une « norme acceptable » – alors que ce ratio était, aux États-Unis, de 1 à 40 au début des années 1980, de à 1 à 85 en 1990 et de 1 à 400 au début des années 2000 (Aglietta et Rébérioux, 2004) :

‘« JP Morgan avait coutume de dire que lorsque la rémunération du dirigeant dépassait quarante fois celle du salaire de base, on sortait de la norme acceptable. Il est vrai que c'était une époque où le capitalisme prétendait s'appuyer sur une morale. » (Les Echos, 03/09/2002, nous soulignons)
« Le banquier JP Morgan, dont on ne peut douter qu'il aimait beaucoup l'argent, avait fixé comme règle que le top management ne devait pas avoir un salaire qui excède vingt fois celui d'un salarié moyen. » (Le Monde, 23/05/2003, nous soulignons).
« Jean-René Fourtou, PDG de Vivendi Universal, qui a reçu la rémunération la plus élevée (22,7 millions d'euros au total), a perçu autant que 1 500 smicards ! Rappelons qu'au début du XXe siècle, le banquier américain John P. Morgan, qui ne passait pas pour être marxiste, estimait qu'un PDG ne devait pas percevoir plus de vingt fois la moyenne des rémunérations de ses salariés. » (L’Express, 02/05/2005, nous soulignons).
« Et tout cela ramène à la question qui titille régulièrement l'opinion publique : quel est le juste prix d'un patron ? Question sur laquelle une abondante littérature a été écrite, tant par les milieux académiques, que par les organisations patronales, ou même par les parlementaires. A question compliquée, réponse simple : le banquier John Pierpont Morgan estimait au début du siècle dernier que le salaire d'un PDG ne devait pas représenter plus de 20 fois celui du salaire moyen observé dans l'entreprise. » (Le Figaro, 06/06/2006).’

Or, si pour exprimer le fait qu’ils ne s’accommodent pas toujours de certains montants de rémunération des dirigeants, les acteurs font écho, y compris dans les journaux de « gauche », à un thuriféraire du capitalisme marchand et non pas à Marx ou à Le Play, c’est bien parce qu’ils continuent de s’inscrire dans un univers de pensée libéral. Plus encore, en se faisant l’écho de la position tenue par la figure mythique de Morgan, « dont on peut douter qu’il aimait beaucoup l’argent », ce qui doit sans doute leur sembler rassurant intellectuellement, les acteurs trouvent le moyen implicite de rappeler un élément force de la pensée libérale : l’allocation des ressources doit permettre un partage « égalitaire » des richesses créées par l’entreprise, et même plus égalitaire que tout autre système. Dès lors, l’équité et la justice seraient à mettre à l’actif d’un libéralisme qui fonctionne bien, c'est-à-dire, tel qu’il est censé fonctionner dans l’esprit des théoriciens libéraux :

‘« Il ne faut pas que le fruit du progrès des entreprises soit réservé à quelques privilégiés, il faut que l'ensemble des salariés en prennent leur part, ce qui ne fera qu'améliorer leur adhésion aux ambitions de leurs entreprises. Voilà de nombreuses années que je pense que le libéralisme n'a d'avenir que s'il est ordonné et partagé. Ordonné, ce qui veut dire des règles du jeu respectées par tous et qui évite les déviations constatées ces dernières années ; partagé, ce qui veut dire que tous doivent bénéficier équitablement du fruit du travail commun. » (Edouard Balladur, Les Echos, 10/05/04, nous soulignons).’