3.2.2. La controverse sur la rémunération des dirigeants comme reflet de l’eschatologie libérale

Dans un contexte marqué par les scandales à répétition, c’est ainsi qu’un nouvel « effet de miroir » est observé entre la manière dont les théoriciens du modèle économique libéral appréhendent les problèmes de justice sociale posés par la rémunération des dirigeants et la manière dont les acteurs font eux-mêmes « prise » avec ces derniers ; les uns et les autres s’en remettant à une même croyance, à savoir qu’il doit être possible de définir le « juste prix » du dirigeant sans pour autant sortir du libéralisme. Au-delà de la question des montants, c’est d’ailleurs la même fidélité aux valeurs libérales qui se donne à observer dans les polémiques sur les pratiques de rémunération des dirigeants car, du « combien » au « comment », l’objectif des acteurs de la controverse reste le même : veiller à une meilleure réalisation du pacte social libéral. C’est ainsi que, depuis le début des polémiques sur le sujet, l’intervention du Législateur est là encore admise dans le dossier… quand elle est jugée indispensable au bon fonctionnement des divers systèmes d’incitation et de contrôle du dirigeant :

‘« Si l'unanimité n'est pas encore totale sur le sujet, une grande majorité des membres de la mission sont très favorables à un renforcement de la loi en ce domaine. Les auditions des patrons les ont en effet beaucoup surpris. Entre stocks options, golden hello, golden parachute et autre cafétéria plan, ils ont découvert un univers où on jonglait avec les millions, loin de l'environnement du citoyen moyen. Conscients que ce décalage risque d'être préjudiciable à long terme pour tous, renforcés aussi par l'exemple des parlementaires américains qui n'ont pas hésité à légiférer sur les dérapages récents des sociétés, beaucoup semblent tentés de les imiter. Plusieurs pistes sont évoquées. Toutes ont pour objectif de renforcer la transparence et la publicité des rémunérations des dirigeants. » (Le Monde, 15/10/2003, nous soulignons).
« Si le législateur devait intervenir et modifier la loi relative aux nouvelles régulations économiques, ce serait pour rajouter une clause concernant les indemnités de départ des mandataires sociaux ; une plus grande transparence serait souhaitable. » (Pascal Clément, audition parlementaire de Thierry de Beyssac, 22/10/2003, nous soulignons).
« Si le Parlement doit légiférer, c'est plus pour assurer l'efficacité et l'équité des contrôles par les actionnaires que pour préciser le nombre d'administrateurs indépendants ou le niveau de rémunérations. » (Pierre-Henry Leroy, audition parlementaire, 29/10/2003, nous soulignons)
« Samedi 23 avril, le ministre de l'économie et des finances, Thierry Breton, a indiqué sur TF1 qu'un amendement sur les rémunérations patronales allait être déposé dans le cadre du projet de loi, prévu en juin, sur la modernisation de l'économie (…) le ministre a indiqué qu'à l'avenir, toutes les dispositions salariales exceptionnelles (primes d'arrivée, indemnités de départ, retraites chapeau) concernant les dirigeants des groupes seraient soumises à l'approbation des actionnaires en assemblée générale. Expliquant qu'il comprenait "l'émotion" suscitée par "des montants aussi extravagants", M. Breton a justifié le nouveau dispositif par la nécessité d'introduire "plus de transparence". » (Le Monde, 26/04/2005, nous soulignons).
« "Les options restent le plus souvent réservées à l'encadrement, voire à un petit cercle de dirigeants… Leurs bénéficiaires ne s'exposent à aucun risque de perte" José Bové ? Bakounine ? Non. Edouard Balladur. Alors, comme l'aurait exprimé un autre révolutionnaire, que faire ? Personne n'envisage pour l'heure de solution extrême. Par exemple, fixer un montant maximal à la rémunération des patrons. Comme le dit Alain Marsaud, député UMP, "je crois à la liberté d'entreprise et la fixation du montant des salaires ne regarde pas le législateur". Mais même les libéraux admettent son intervention, soit pour améliorer l'information des actionnaires, soit pour leur donner plus de pouvoir. » (L’Express, 02/05/2005, nous soulignons).’

Avec plus de transparence, davantage de contrôle par les actionnaires et les administrateurs, plus d’information donnée au marché, etc., la conviction des acteurs de la controverse est que l’on pourra résoudre les problèmes de justification de la rémunération des dirigeants qui se posent à l’heure actuelle. Cette croyance se matérialise dans la comparaison des textes du corpus au sein desquels la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN » est dominante (23 textes) avec les textes à l’intérieur desquels cette catégorie est absente (497 textes). De cette comparaison, il ressort effectivement que les catégories d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » et « COMPÉTENCES, APTITUDES , RESSOURCES » connaissent des hausses respectives marquées et proportionnelles lorsqu’il est question d’avenir dans le discours des acteurs (+ 103 % pour la première, + 102 % pour la seconde). Or, on peut déjà déduire de ce constat que si c’est l’insuffisante et/ou mauvaise application des principes du libéralisme qui est à l’origine de la controverse sur la rémunération des dirigeants, ce dernier ne continue pas moins de se poser comme la principale ligne d’horizon pour les acteurs de la controverse, le fait d’évoquer deux fois plus souvent les univers de sens de la performance et du talent étant hautement significatif de ce point de vue :

‘« Le marché s'attend à l'avenir à ce qu'une entreprise bien gouvernée communique largement et précisément sur les modalités de rémunération de ses dirigeants, et associe, de manière cohérente et solidaire, un grand nombre de salariés au résultat de la performance et au projet de l'entreprise. » (La Tribune, 20/06/2007).
« A terme, les entreprises devraient notamment réconcilier, en France tout comme aux Etats-Unis, le niveau des revenus avec les performances de la société, principal sujet de controverse. » (Les Echos, 17/01/2006, nous soulignons).
« L'émergence d'une meilleure gouvernance d'entreprise passera-t-elle par une moindre rémunération des dirigeants ? (…) La nouvelle loi Breton, votée en 2005, milite certes en ce sens. Ainsi les entreprises devront-elles, cette année, pour la première fois, publier l'intégralité de la rémunération de leurs dirigeants – directe et indirecte – dans le document de référence ou en faire état à l'assemblée générale. Partie fixe, bonus, attributions d'actions, indemnités de départ et autres avantages (que ce soit pour la retraite ou en vue de se constituer un système de prévoyance) à l'égard du dirigeant et de sa famille devront être détaillés. Dans l'exposé des motifs, la loi précise que le comité des rémunérations, seul en charge de l'évaluation des émoluments, devra justifier de la relation entre les performances de l'entreprise au cours de l'exercice écoulé et le niveau des rémunérations des dirigeants. Et fait nouveau : tout élément de rémunération à caractère exceptionnel telle qu'une indemnité de départ en cas de démission, par exemple, devra être soumis au vote des actionnaires. Les « golden parachutes » accordés à plusieurs grands patrons du CAC 40 à l'occasion de leur départ n'ont pas été du goût de tout le monde. Ces nouvelles mesures devraient réduire la démesure des chèques à venir. » (La Tribune, 29/03/2006, nous soulignons).
« Les ministres des finances des Vingt-Sept doivent adopter, mardi 7 octobre, une série de principes communs, non contraignants, afin de limiter l'envolée des salaires et les parachutes dorés accordés à certains dirigeants sur le départ. "La performance devrait être reflétée correctement et exhaustivement" par ces rémunérations, selon un projet de conclusion obtenu par Le Monde. Les parachutes dorés, est-il précisé, "devraient être liés de manière appropriée à la contribution du dirigeant au succès de la compagnie." Les critères de performance devraient apporter la bonne incitation", en faisant en sorte que les salaires et autres primes soient alignés sur « la profitabilité à long terme. » (Le Monde, 02/10/2008, nous soulignons). ’
Tableau 34 - Variation des catégories d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » et COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES lorsque compare le sous-corpus où la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN » est absente au sous-corpus où elle est dominante
Tableau 34 - Variation des catégories d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » et COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES lorsque compare le sous-corpus où la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN » est absente au sous-corpus où elle est dominante

D’ailleurs, on remarque également qu’il est moins souvent question de « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et de « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » dans les textes du corpus où la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN » est dominante, ces deux catégories d’entités connaissant respectivement des baisse de 68 % et de 49 % dans ces textes par rapport aux textes où la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN » est absente. Selon nous, c’est un élément supplémentaire de preuve sur le fait que « l’heuristique du pire » n’empêche pas les acteurs de faire preuve d’un certain optimisme car, s’il est deux fois moins souvent question de controverses et de dénonciations lorsqu’ils se projettent dans le futur, c’est sans doute parce que les acteurs se font une représentation plus ou moins idéalisée de celui-ci. Plus de performance et de compétences, moins de controverses et de dénonciations : en somme, ces derniers semblent en attendre plus du libéralisme, même si leurs aspirations se formulent le plus souvent au conditionnel comme cela est visible dans la plupart des énoncés retenus ci-dessus. Dès lors, il ne reste plus qu’à savoir si cette confiance des acteurs envers les fondamentaux de la pensée libérale peut être honorée ; l’incertitude qui règne à ce niveau étant peu ou prou la même que celle qui peut exister au niveau théorique sachant que tout dépend, in fine, de la capacité des individus à respecter les règles qu’ils se donnent :

‘« Sujet de vives polémiques, la rémunération des dirigeants pose à la fois la question de l'équité et de la juste évaluation de la performance. Longtemps laissée au bon vouloir de quelques administrateurs parfois trop complaisants, cette évaluation est aujourd'hui en train de se professionnaliser. De nouveaux indicateurs de performance apparaissent, de nouveaux outils de rémunération également, et surtout davantage de transparence. De quoi instaurer une réelle équité, si tant est que les règles du jeu soient vraiment respectées. » (Les Echos, 31/10/2006).
« Si, par définition, l'autorégulation n'a pas force contraignante et laisse l'évolution des mœurs à la bonne volonté de chacun, elle a le mérite de dire enfin clairement "ce qui ne se fait pas". En d'autres termes, ce que ni l'opinion publique, ni les actionnaires, ni surtout les administrateurs aux conseils des sociétés qui les représentent, ne sauraient plus accepter, sauf à s'afficher en complice manifeste ou dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Tout écart de conduite sera désormais davantage qu'une faute de goût : un affront à la cohésion de l'entreprise et de la société tout entière. À cet égard, on peut se réjouir que le patronat ait considéré que l'intérêt général était la limite naturelle de l'intérêt particulier. Mais aussi qu'il ait pointé avec une grande précision les nombreux dévoiements du fonctionnement des stock-options : de l'attribution au moment du départ du dirigeant, jusqu'aux levées et exercices opportunistes, en passant par les systèmes de couverture. Reste néanmoins ouverte la question du contrôle, dont celle de savoir qui devra – et surtout comment – "s'assurer que les dirigeants ne disposent pas d'informations privilégiées susceptibles d'empêcher l'exercice de leurs options". Car ces recommandations fixent aux conseils de nouvelles missions très lourdes. Montrant par là que s'imposer une règle est peut être plus lourd encore que respecter une loi. » (La Tribune, 11/01/2007, nous soulignons).’
Tableau 35 - Variation des catégories d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » lorsque l’on compare le sous-corpus où la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN » est absente au sous-corpus où elle est dominante
Nom de la catégorie Variation en %
CONTROVERSES ET POLEMIQUES
FIGURES DE LA DENONCIATION
-68
-49

Ce qui permet de conclure ce chapitre sur une idée qui sera placée au centre du dernier chapitre de ce travail, à savoir qu’il se pourrait bien que les acteurs courent après une chimère en matière rémunération des dirigeants, soit un rêve, vaguement utopique, de réussir à relever ce défi de la « justice sociale » en restant dans un cafre libéral. Après avoir montré que la controverse est tout sauf une controverse « antilibérale », étant donné qu’elle se formule dans les termes du libéralisme de l’énoncé du problème jusqu’aux solutions qu’envisagent les acteurs pour lui mettre un terme, nous montrerons que c’est une « hypothèse » qui bénéficie d’un certain crédit. Et cela, notamment, parce que cette « eschatologie libérale » que nous avons vu se dessiner au niveau théorique comme au niveau social n’est pas sans ambiguïté, comme l’illustre la multiplication des scandales de rémunération des dirigeants ; phénomène qui trahit son caractère plus ou moins « mensonger » comme nous allons le montrer dans le prochain chapitre.