Introduction

Dans un contexte où l’inflation des commentaires surpasse souvent celle des rémunérations patronales elles-mêmes, nous avons rappelé, dès l’introduction générale de ce travail, qu’il fallait se méfier de l’effet déformant que peut produire une telle « prolifération des prises de parole ». À elle seule, cette dernière ne dit rien, si ce n’est qu’il doit exister un problème en matière de rémunération des dirigeants pour que les acteurs puissent ainsi se « passionner » pour un sujet qui les a longtemps laissés indifférents. En préalable à ce dernier chapitre, il convient alors de rappeler que le principal enjeu de notre travail était de saisir, en retournant à la manière dont le sens commun « fait prise » avec la problématique de la rémunération des dirigeants, quel était le sens de la controverse publique sur le sujet eu égard au déploiement du projet libéral dans les sociétés occidentales (Gomez et Korine 2009).

Par rapport aux arguments développés dans les trois précédents chapitres, cela va donc nous conduire à nous interroger sur cette « eschatologie libérale » que nous avons vu se dessiner au travers du discours des acteurs, notamment pour savoir si ces derniers ne courent pas après une « chimère » de justice. En effet, après avoir montré que les polémiques sur le sujet réfléchissent des difficultés internes au modèle libéral de justification de la rémunération des dirigeants et non pas l’inculture économique des acteurs (cf. chapitres 2 et 3), puis que ces derniers gardent néanmoins l’espoir de voir ses promesses un jour réalisées (cf. chapitre 4), la question se pose comme suit : est-ce que cet idéal de justice auquel les acteurs sont si fortement attaché n’est pas tout simplement inatteignable ? La seule durée de la controverse publique ne plaide-t-elle pas dans le sens d’une telle interprétation, selon laquelle ces espoirs pourraient être vains ? Ou doit-on en déduire qu’il faut inverser l’ordre de lecture pour dire que, loin de chercher une solution définitive au problème de la rémunération des dirigeants, la controverse se « nourrit » de ce dernier pour exprimer davantage que ce qu’il signifie ?

L’objet de ce chapitre est de discuter cette dernière hypothèse de travail, l’objectif étant plus précisément de savoir si le désir de justice les acteurs de la controverse peut être satisfait dans le cadre libéral. Pour ce faire, nous commençons par montrer qu’il y a de « bonnes raisons » de penser que ce ne soit pas le cas, la confusion étant placée au cœur d’une demande de justice qui, pour être réelle et palpable, semble néanmoins vouée à demeurer sans réponse dans un monde libéral où c’est l’Opinion qui gouverne (section 1). En nous appuyant sur les travaux de René Girard et son hypothèse du désir mimétique, nous montrons, ensuite, que c’est un risque d’autant plus envisageable que le déceptif, entendu ici comme l’écart pouvant exister entre l’idéal de justice que les acteurs ont en partage et certain(e)s montants et/ou pratiques de rémunération des dirigeants, ne fait que renforcer leur « désir de justice », créant par là-même les conditions d’une controverse potentiellement infinie (section 2). Enfin, nous nous intéressons aux discours des acteurs pour savoir si nous pouvons y retrouver des traces de ce phénomène, ce qui constituerait la preuve du caractère « illusoire » de la justice libérale et résonnerait comme un constat d’échec du modèle libéral de justice sociale (section 3).