1.1.1. De Platon aux théoriciens libéraux : même combat !

Si, dans le cadre des sociétés occidentales, la justice conduit au problème « inéliminable » de l’égalité (Collin, 2001), c’est qu’elle a toujours eu pour objectif de garantir la légitimité du lien social via la combinaison de la hiérarchie et de la « commune humanité » des acteurs (Boltanski et Thévenot, 1991). Depuis la naissance de la théorie politique occidentale dans la Grèce antique, c’est ainsi que la justice se présente comme une « vertu » qui oblige la Cité et l’ensemble de ses membres à lutter contre tous les « excès » pouvant mettre en péril l’ordre social (Bessone, 2000 ; Baranès et Frison-Roche, 2002). Si sa conception de l’égalité était très différente de la nôtre, pour ne concerner que les hommes libres à l’exclusion des femmes, esclaves ou métèques (Vernant, 2007, [1962]), Platon avançait que le « Législateur » devait même, pour cela, veiller à ce que les rapports d’inégalités entre les pauvres et les riches ne dépassent pas un rapport de 1 à 4 pour rester dans une « norme acceptable » (Shaw, 2006).

Souvent considéré comme l’un des premiers « utopistes » (Denis, 1966), Platon exprimait, de la sorte, le profond attachement des citoyens grecs à cette idée force selon laquelle une Cité bien ordonnée et respectueuse de ses membres ne peut admettre de trop grandes inégalités dans l’avoir sans que ne pointe le risque d’une « crise » (Finley, 1984 ; Canto-Sperber, 2002 ; Vernant, 2007) – perspective dans laquelle Aristote allait lui aussi s’inscrire en condamnant la « mauvaise économie » fondée sur le goût du profit et l’accumulation de la richesse pour elle-même (chrématistique). Certes, Platon ne s’illusionnait pas vraiment sur les possibilités de réaliser cette cité « idéale » dont il avait déjà posé les fondements dans « La République » (Mossé, 1987), mais défendait par là-même une conception de la justice qui allait structurer le devenir des sociétés occidentales d’autant plus profondément que l’utopie d’une société qui limite les inégalités sociales allait également être portée par la tradition judéo-chrétienne.

En suivant les analyses classiques menées par Louis Dumont, disons même que l’essentiel du rapport égalitaire et « individualiste » que les sociétés dites « modernes » entretiennent avec la question des inégalités provient de cette source religieuse (Dumont, 1983) et notamment du christianisme, avec laquelle elles entretiennent des liens indéfectibles. Contrairement à ce qui se passe dans une société « holiste » comme l’Inde, où la religion fonde la justice d’un système social de castes (Dumont, 1966), la religion chrétienne, en effet, voit dans l’égalité entre les êtres humains une essence divine ; ce qui n’est pas sans répercussion quant à la manière dont ces sociétés appréhendent l’idée même de justice. Depuis l’idéal de la vie dans le désert de la Torah jusqu’aux diatribes contre les riches égoïstes des Evangiles, l’histoire de la condamnation morale de l’argent inutilement accumulé est à cet égard captivante (De Blic et Lazarus, 2007), montrant bien que cela se traduit par une défiance, sinon une hostilité, à l’encontre de tous les excès de richesse qui pourraient offenser l’égale dignité des personnes.

Suite aux différentes étapes que nous avons franchies depuis le début de ce travail doctoral, ce point mérite d’autant plus d’attention que cette condamnation n’est pas indépendante d’une réflexion sur le comportement de ces personnes qui, à l’instar de l’usurier ou de l’avare, semblent entretenir volontiers certaines formes de « mammonisme » (i.e. culte de l’argent) – expression d’une puissance inique, capable de prendre possession du cœur de l’homme, de le plier à sa loi et de devenir son idole. En cela, il offre effectivement une très bonne illustration du fait que la controverse sur la rémunération des dirigeants nous renvoie à un problème qui est connu depuis fort longtemps, à savoir celui d’une possible incapacité des personnes à s’auto-discipliner, comme cela est par exemple insinué dans la mise en garde que l’apôtre Paul adresse à son disciple Timothée :

‘« Car nous n’avons rien apporté dans le monde et de même nous n’en pouvons rien emporter. Lors donc que nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. Quant à ceux qui veulent amasser des richesses, ils tombent dans la tentation, dans le piège, dans une foule de convoitises insensées et funestes, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent. Pour s’y être livrés, certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de tourments sans nombre. Pour toi, homme de Dieu, fuis tout cela. Poursuis la justice, la piété, la foi, la charité, la constance, la douceur. » (Timothée 6-11 traduction Bible de Jérusalem, nous soulignons). ’

De Platon et Aristote jusqu’aux théoriciens libéraux en passant par la Bible, c’est ainsi que l’on retombe, sinon sur les mêmes idées, du moins sur une même tension entre deux principes antagoniques : « l’individualisme et l’inégalité d’une part ; (…) l’espace public et l’égalité [de l’autre], ce qui oblige à la recherche permanente d’un "entre-deux", d’un compromis » (Fitoussi, 2004, p. 46). En effet, c’est bien cela qui est en jeu, in fine, dans une controverse qui se structure autour de l’hybris managérial, qu’il s’agit de contrecarrer pour éviter que les inégalités entre les individus ne dépassent des seuils par delà lesquels ils risqueraient de ne plus se reconnaître comme des « égaux ». Abstraction faite des chiffres, c’est d’ailleurs le principal mérite des propositions qui ont été faites en faveur d’un plafonnement des montants de rémunération des dirigeants que de faire écho à cette exigence, revers de l’idée selon laquelle les inégalités sociales et/ou de revenus seront acceptées par n’importe quel individu tant qu’elles « n’excèdent pas certaines limites et qu’il ne croit pas que les inégalités existantes sont fondées sur l’injustice » (Dupuy, 1979, p. 32).