1.1.2. How much is too much ?

En somme, si les politiques ont rejeté la possibilité de légiférer sur le sujet de façon toute signifiante (chapitre 4), la théâtralisation du débat au travers de ce genre de propositions permet de rappeler que c’est bien à l’horizon de cet idéal qu’il faut comprendre les disputes sur les montants et/ou pratiques de rémunération des dirigeants. Dans un contexte fortement marqué par un « retour des inégalités » qui opère « par le haut » (cf. introduction générale), la discussion sur le plafonnement de la rémunération des dirigeants témoigne ainsi du fait que la controverse publique n’a de sens que dans la mesure où les acteurs entrevoient la possibilité d’y mettre un terme en surmontant la tension évoquée ci-dessus. C’est même en cela que la manière dont la controverse se structure fait écho à l’optimisme foncier de la pensée libérale car, si l’espoir d’une résolution des polémiques demeure en matière de rémunération des dirigeants, c’est que les acteurs de la controverse croient volontiers à une future réalisation du pacte libéral (chapitre 4).

Néanmoins, si la question est posée en termes de justification et non directement en termes de justice (Ricoeur, 1995b), c’est aussi parce que l’on sait combien les tensions générées par cette croyance peuvent être difficiles à surmonter dans un monde libéral où il n’y a pas de « point fixe » permettant de dégager une ligne de partage entre l’acceptable et l’inacceptable, la mesure et la démesure et, in fine, le juste et l’injuste en matière de rémunération des dirigeants. Par exemple, si le principal problème posé par la rémunération des dirigeants est celui du niveau atteint par certains montants,on doit reconnaître qu’il peut y avoir loin de l’énoncé d’une règle de justice méritocratique à la possibilité de déterminer concrètement des repères par rapport auxquels tout un chacun pourrait juger si un patron est, ou non, « trop payé » (Moriarty, 2005 et 2006)58.

Ce problème pourrait même être résumé dans cette formule toute simple selon laquelle il y a des situations où « trop, c’est trop », tautologie qui cristallise toutes les difficultés qui se posent avec la justification de la rémunération des dirigeants quand elle se voit formulée sous une forme interrogative : « combien fait trop » ? (Harris, 2006). En effet, comment évaluer ce qui est ou non de l’ordre de la « démesure » en matière de rémunération des dirigeants sans tomber dans une forme ou autre d’arbitraire, comme celui qui se cache derrière la notion de mérite (voir ci-dessous, section 2) ? Comme nous l’avons évoqué dès l’introduction générale de notre travail, c’est une question à laquelle il est très difficile de répondre car si le sentiment d’injustice en matière de rémunération des dirigeants provient du fait qu’il n’y a pas toujours, dans l’activité managériale, un apport à la communauté qui puisse être considéré comme un équivalent de son prix, se pose ici un problème de « frontières » que les acteurs sont sans doute incapables de résoudre. Un principe de réalité s’impose donc ici pour rappeler que, dans l’univers libéral, la confusion est placée au cœur de la demande de justice : « la confusion est au cœur de la demande de justice et fait qu’elle est vouée à rester sans réponse. Elle appelle un ordre pour mettre fin à l’injustice, mais tout le problème est de savoir quel est cet ordre et comment le connaître. » (Audard, 2004, p. 1002).

Dès lors, on comprend mieux pourquoi la rémunération des dirigeants se présente comme une véritable « boîte à polémiques » (Bonazza, 2008). Cela est dû à l’équivocité de la situation elle-même car, si la réalité du désir de justice des acteurs de la controverse ne saurait être mise en doute, l’histoire récente est néanmoins celle d’un creusement des inégalités qui laisse à penser que la condamnation de l’hybris managérial n’a pas eu les effets escomptés (i.e. un surcroit de justice). En d’autres termes, si la controverse perdure, c’est non seulement que les évolutions en matière de rémunération des dirigeants se déroulent de façon contradictoire par rapport aux attendus du modèle libéral, mais également, et tout aussi paradoxalement, parce que cette controverse n’a pas contribué à limiter cette tendance. Nous montrons ci-dessous, en nous focalisant sur l’exemple du principe de transparence des rémunérations patronales, que l’ambivalence des solutions mises en place pour répondre à l’impératif de justification de la rémunération est une bonne illustration de ce phénomène : les promesses de la transparence pouvant être « instrumentalisées » par ceux-là mêmes qu’elle est censée contraindre.

Notes
58.

Symboliquement, certains auteurs se sont interrogés pour savoir si les dirigeants ne seraient pas rémunérés « à la chance » (Crystal, 1991 ; Bertrand et Mullainathan, 2001). Cette hypothèse, en effet, est lourde de sens eu égard à l’épure théorique du modèle économique libéral car, dès lors, il n’est plus question de mérite et/ou de valeur d’usage implicite. Si on s’en remet à l’arbitraire de la chance, c’est, au contraire, parce qu’une incertitude radicale pèse sur le modèle libéral de justification de la rémunération des dirigeants, l’arbitraire étant ce qui ne se laisse jamais saisir, à l’instar de tous les hasards de la naissance et des gènes (Rawls, 1997, [1971]).