1.2.1. Les (bonnes) promesses de la transparence 

Dans le contexte actuel de crise de justification de la rémunération des dirigeants, les appels en faveur de la transparence de la rémunération des dirigeants se sont multipliés ces dernières années sous la pression du « public » et, plus marginalement, de certains actionnaires. Face à certaines « dérives », qui ont alimenté un climat de défiance sur le sujet, il a été demandé aux dirigeants de faire ainsi preuve d’une responsabilité accrue et d’inscrire leurs pratiques de rémunération dans le mouvement plus général de responsabilité sociale des entreprises (Berrone et Gomez-Mejia, 2009a et 2009b). Selon une logique libérale classique, qui voit dans la « publicité » une dimension essentielle à la légitimation de l’autorité politique (Kant, 1991, [1784] ; Habermas, 1988, [1962] ; Rochlitz, 2002), la transparence s’est par là-même imposé comme un leitmotiv des codes sur la « bonne gouvernance » dans l’objectif de réduire les asymétries informationnelles entre actionnaires et dirigeants (Wirtz, 2008) – qui sont à l’origine de la plupart des problèmes de justification qui se posent avec la rémunération des dirigeants (cf. chapitre 3).

Étant implicitement assimilée « à la vérité, à la rectitude et même à l’innocence, tandis qu’à l’inverse le secret comporterait, dans ce qu’il cache et n’avoue pas, de l’inavouable et de la culpabilité » (Zarka, 2006, p. 3), la transparence devait rendre l’accaparement de la rente sous la forme de « bénéfices privés » sinon impossible pour le dirigeant, du moins plus difficile à mettre en œuvre que durant la période du capitalisme technocratique où les entreprises avaient tendance à vivre « portes fermées » (Chapas, 2008). Or, s’il est vrai que « la confiance que les gouvernés font à leurs gouvernants n’est pas exempte de procédures de vérification et d’assurances qui vont justifier le crédit placé en eux » (Cuillerai, 2002, p. 26), on doit bien reconnaître que ces « promesses » n’ont pas été toutes tenues sur le sujet, ces dernières ayant même été récupérées par ceux là même que la transparence était censée contraindre à l’origine (Craighead et al., 2004).

En France, c’est ainsi, par exemple, que les dirigeants y ont trouvé un moyen assez commode et peu coûteux de rationaliser l’inflation de leurs rémunérations comme étant la conséquence d’un rattrapage du retard français par rapport à la « norme internationale » (Chapas, 2008). Mieux, si « cette obligation de rendre compte hors des cercles feutrés des conseils d’administration était faite pour heurter les patrons français, transfuges de la Noblesse d’Etat » (Lordon, 2000, p. 153),cesont eux qui, désormais, se font les chantres d’un principe paré de toutes les vertus… et dans lequel ils trouvent un moyen de dédouanement. Dans cette perspective, on explique alors plus facilement comment les syndicats patronaux ont pu passer d’une acception de la transparence comme une « volonté de discrimination » à l’encontre des dirigeants (rapport Viénot 2, 1999)59, à l’idée selon laquelle :

‘« Une information très complète doit être donnée aux actionnaires afin que ces derniers aient une vision claire non seulement de la rémunération individuelle versée aux mandataires sociaux, mais aussi du coût global de la direction générale de leur groupe, ainsi que de la politique de détermination des rémunérations qui est appliquée » (Medef, 2007, p. 9). ’

Un tel « revirement », en effet, illustre la capacité des dirigeants à jouer sur les « contraintes » qui pèsent sur la justification de leurs rémunérations, telle cette contrainte de « publicité » qui n’a en rien empêché l’inflation des rémunérations patronales… sauf à offrir aux dirigeants de quoi la justifier. Ce qui ne revient pas à cautionner l’hypothèse, par trop simpliste, selon laquelle l’entreprise se réduirait à un simple champ de forces au sein duquel les dirigeants exerceraient une domination sans partage, mais à rappeler que la justification est une pratique sociale qui engage des individus dans une confrontation publique dont ils espèrent ressortir « grandis » (Boltanski, 1990 ; Boltanski et Thévenot, 1991). Méditant sur l’aphorisme « il faut que tout change pour que rien ne change »60, c’est ainsi que si les stakeholders avaient tendance à suspecter les dirigeants de gagner trop d’argent, s’engageant dans des activités critiques pour transformer cet état de fait, ils savent aujourd’hui que c’est toujours le cas, à la différence près que les obligations légales de transparence permettent de présenter cet excès comme une avancée en termes de justice (Chapas, 2008).

Notes
59.

Dans le rapport de 1999, on lit ainsi : « Le Comité considère que si, sauf volonté de discrimination à leur égard ou sauf extension à d’autres catégories socioprofessionnelles placées dans des situations comparables, la publicité des rémunérations individuelles des dirigeants des sociétés cotées n’est pas opportune, il est en revanche légitime que soit donnée aux actionnaires une information substantiellement plus pertinente et détaillée qu’elle n’est parfois fournie dans la pratique actuelle, de sorte qu’ils aient une claire connaissance tant du coût global de la direction générale de leur groupe que de la politique de détermination des rémunérations qui est appliquée. » (Viénot 2, 1999, p. 12).

60.

Selon la formule de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa, extraite de son roman « Le Guépard », et porté à l’écran par Luchino Visconti.