1.2.2. Un régime d’opinion

De ce point de vue, l’ambivalence du principe de transparence permet d’éclairer la distance qui peut donc séparer le désir de justice des acteurs de la controverse d’une réalité sociale qui n’est jamais le produit des seules « valeurs » ayant cours dans la société, mais aussi celui des « pouvoirs », « intérêts », « coutumes », etc., soit autant de « variables » qui contribuent à faire de cette distance… une distance a priori irréductible. Le point est relevé par Rosanvallon (2006) qui, au sujet de l’explosion des inégalités de rémunération entre le management et les salariés « ordinaires », affirme que le capitalisme peut être « plus encadré et plus injuste, plus transparent et plus inégalitaire » (p. 293). Ce qui revient à dire que la transparence est un « construit » qui, à l’instar de tous les principes de contrôle et d’encadrement de l’autorité politique, peut aisément être instrumentalisé dans un univers libéral où le « sens de la justice » varie en fonction des transformations que les acteurs lui font subir à travers leurs disputes61.

En d’autres termes, si les écarts de rémunération n’ont jamais été aussi élevés alors que le principe de transparence s’est imposé pour rendre « publics », et donc impossibles des écarts trop importants, c’est qu’en l’absence de normes morales transcendantales qui s’imposeraient à tous pour fonder la justice et l’égalité, la réalisation matérielle du projet libéral implique une réinterprétation/absorption des questions de justice par les acteurs de la controverse. En conséquence de quoi, le défi qui se pose avec la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants est autant « intellectuel » que « moral », le risque d’injustice étant proportionnel à la versatilité des « opinions » qu’ils formulent, étant entendu que les acteurs sont toujours sensibles à la propagande, aux jeux rhétoriques ou au prestige des leaders (Goyard-Fabre, 2005).

L’histoire de la démocratisation du gouvernement des entreprises, longuement étudiée par Gomez et Korine (2009), offre des illustrations de ce phénomène : des dirigeants s’accaparent des pouvoirs d’autant plus grands qu’ils disent se mettre au service de l’« Opinion » et de la justice sociale. Ainsi, l’affirmation du droit d’expertise contre le droit du sang au début du 20ème siècle, avancée démocratique signant le passage d’un capitalisme « paternaliste » à un capitalisme « technocratique », fut-elle mobilisée pour justifier les pouvoirs d’une nouvelle élite managériale… qui prit rapidement les traits d’une oligarchie, avec ses règles, ses codes, son langage, ses attributs, ensemble de « distinctions » qui ne manquaient pas de contraster avec le mouvement des idées égalitaires qui triomphait alors sous la figure du « self made man » (voir Gomez et Korine 2009, chapitre 4). De même, l’affirmation du droit de propriété contre ce droit d’expertise fut à son tour mobilisée pour justifier, au début des années 1970, de nouvelles évolutions de la fonction managériale à l’horizon d’un capitalisme devant se faire plus « populaire »… mais qui ne fut pas moins le théâtre de l’émergence de nouvelles formes d’inégalités comme en témoigne l’inflation des rémunérations patronales elle-même (voir Gomez et Korine 2009, chapitre 5).

À cet égard, il est intéressant de noter que certains observateurs voient dans la « science du gouvernement d’entreprise » une science essentiellement normative et prescriptive (Wirtz, 2008) car, du rapport Viénot 1 (1995) au rapport Afep-Medef (2008), on doit reconnaître que les principales contributions pour la promotion de « bonnes pratiques » de rémunération des dirigeants n’ont pas empêché les problèmes de se multiplier sur le sujet62. Selon nous, cela confirme que, dans un monde où c’est la croyance dans la justice d’une décision, d’une loi, d’un jugement ou, encore, d’une institution qui les rend acceptables aux yeux des acteurs (Audard, 2004), l’énoncé de la norme compte au moins autant que la manière dont elle est, ou non, mise en œuvre. En dépit de tous les problèmes de justification qui se posent avec la rémunération des dirigeants, on explique ainsi que les acteurs de la controverse puissent rester fidèles aux valeurs libérales comme étant le revers d’un quasi « acte de foi ». L’objet de la prochaine section est de montrer, sur la base des travaux du philosophe français René Girard, la logique interne de ce phénomène.

Notes
61.

C’est pour cela que le discours sur la transparence constitue pour certains un profond motif d’inquiétude (Zarka, 2006). Car si la transparence manifeste la présence active et permanente de la société civile (Reynié, 2005), elle risque toujours de perdre sa fonction critique et de se voir assujettie par des groupes d’intérêts qui utilisent le fait de devoir rendre l’information accessible au plus grand nombre pour conditionner l’opinion et légitimer leur pouvoir (Habermas, 1988, [1962] ; Arendt, 2002, [1972] ; Chomsky, 2002, [1997]).

62.

Un peu comme si ces recommandations avaient surtout pour fonction de gérer les relations avec un actionnariat d’un type nouveau (voir Wirtz, 2008).