2.1.1. Quand le désir pour un objet se nourrit de son absence

Si l’on sait que la remise en cause du gouvernement d’entreprise de type fordien « n’est pas exempte de retour en arrière et de reprises en main par l’oligarchie technocratique » (Gomez, 2001, p. 49), l’inflation des rémunérations patronales à l’ère de la transparence n’en reste pas moins paradoxale (Aglietta et Rébérioux, 2004). Désormais, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, de fortes rémunérations se présentent effectivement comme des privilèges d’autant moins acceptables que l’expertise technique n’est plus, du moins à elle seule, une condition suffisante pour justifier la « grandeur » des dirigeants dans le cadre du capitalisme financier (Chapas, 2005). C’est ainsi que la période actuelle génère le sentiment que la rémunération des dirigeants ne saurait être « fondée en justice ». Dans cette voie, on peut se demander d’où peut venir alors que le système libéral comme cadre idéologique soit si peu remis en question – si ce n’est à travers des critiques « partisanes » qui ne perçoivent pas toujours combien elles sont empreintes des schèmes qu’elles se plaisent à dénoncer (Dupuy, 1992)63.

Les mécanismes et l’idéologie du libéralisme seraient-ils mus par des ressorts secrets qui lui offrent la possibilité de s’affranchir de l’« épreuve du tangible » (Chateauraynaud, 2004b), pourtant considérée comme un passage obligatoire pour qu’un système puisse prétendre à la légitimité ? Sans cela, on ne voit pas bien comment on pourrait expliquer l’emprise toujours grandissante qu’il exerce sur l’esprit des « modernes » ; une emprise qui est telle que même les « déçus » du libéralisme se battent au nom des valeurs libérales (chapitres 3 et 4). En d’autres termes, comment expliquer la faiblesse, sinon la quasi-inexistence, de critiques radicales qui proposeraient une alternative au modèle libéral de justification de la rémunération des dirigeants ? À ce stade de notre analyse, tout le problème est de rendre raison de cette incroyable puissance que ce dernier a acquise auprès des acteurs de la controverse sur les rémunérations – une puissance qui est à la fois diffuse et générale, ce qui est le propre d’une idéologie dominante (Boltanski et Chiapello, 1999).

Nous pensons avoir trouvé une possible explication des « ressorts secrets » faisant la force du libéralisme dans l’œuvre de René Girard (pour une présentation de sa vie et de son œuvre : Anspach, 2008). Que ce soit dans la littérature moderne (Girard, 1961), les grandes tragédies grecques et les mythes (Girard, 1972), la Bible (Girard, 1978 et 2001a et 2001b) ou, encore, les manuels de guerre et la poésie (Girard, 2008a), René Girard observe effectivement de très nombreux exemples qui lui permettent d’avancer une hypothèse pouvant expliquer la survivance de la conception libérale de la justice à ses contradictions. Déjà en germe chez Veblen, 1979, [1899]), cette hypothèse est celle du « désir mimétique » (Girard, 1961), selon laquelle « la « valeur d’un objet croît en proportion de la résistance que rencontre son acquisition » (Girard, 1978, p. 319). Bien que, comme le note André Orléan, cette hypothèse soit particulièrement problématique aux yeux de l’économiste de formation, attaché à une notion de « besoin » qui lui permet de donner une apparence objective à des désirs qui nous possèdent si totalement que nous sommes incapables de reconnaître leur vraie nature(Orléan, 2007),elle rend ainsi compte du fait qu’un individu ne désire jamais un objet pour lui-même, mais parce qu’il est désiré par d’autres individus.

En somme, c’est la convergence des désirs qui définit l’objet désiré – et non l’inverse –, ce dernier devenant du même coup l’objet d’une rivalité qui renforce à son tour le désir pour l’objet dans une boucle perpétuellement reconduite : « plus l’objet me paraît désirable, plus mon rival m’empêche de le saisir, plus, réciproquement, nous allons le juger désirable » (Girard, 2007a, [1961], p. 184). Or, ce schéma girardien nous paraît particulièrement éclairant pour comprendre ce qui se « cache » derrière les demandes de justice que formulent les acteurs de la controverse en matière de rémunération des dirigeants : le désir, jamais formulé mais sans doute partagé par la majorité d’entre eux, de pouvoir bénéficier de rémunérations aussi élevées que celles dont bénéficient les dirigeants. Comment pourrions-nous expliquer, sinon, que ces derniers se sentent à ce point « concernés » par l’explosion des rémunérations patronales alors que leurs propres rémunérations sont complètement indépendantes de celles-ci ?

Notes
63.
Derrière les apparences, Jean-Pierre Dupuy s’attache effectivement à montrer la proximité entre le modèle de justice individualiste et méritocratique, « qui regroupe le marais des représentations de sens commun » et le modèle critique et démystificateur, qui « n’a rien d’autre à annoncer que la mise à nu de la lutte de tous contre tous et l’imposture de toute légitimité qu’il s’agisse du pouvoir ou de la différenciation sociale » (Dupuy, 1992).