2.1.2. Les impasses de la conception libérale de la justice

Si la controverse existe, c’est bien, en effet, parce que la rémunération des dirigeants exacerbe en chacun le désir de posséder une même rémunération ; la question, très libérale, « est-ce que le dirigeant mérite ses rémunérations » impliquant cette autre question – qui ne l’est pas moins – « pourquoi je ne les mérite pas moi-même » ?C’est ainsi que le désir produit par la rémunération élevée des dirigeants se transforme en un sentiment d’injustice plutôt vague : chacun désire être à la place du dirigeant et, ce faisant, ressent le manque et crie à l’injustice. Dans le même mouvement, c’est une demande de justice particulièrement ambigüe qui se fait jour, étant entendu qu’aucune société ne peut être uniquement composée d’individus gagnant les sommes des patrons du CAC40 et répondre, par là-même, d’un désir qui se fait d’autant plus irrépressible chez chacun que ces sommes sont élevées.

De ce point de vue, les acteurs se retrouvent entièrement « tenus » par une demande de justice qui est donc alimenté par ce qui la contredit : le désir d’une rémunération élevée pour soi. En effet, si la mécanique sociale produite par le désir pour une chose n’est jamais lié à sa valeur intrinsèque mais, comme le prétend Girard, aux « obstacles » qui empêchent sa réalisation, on peut faire cette hypothèse selon laquelle la justice sera d’autant plus souhaitée que c’est la société tout entière, c'est-à-dire tous les « autres », qui font obstacle au désir de s’approprier ce que le dirigeant seul s’approprie64.Dès lors, sile « juste » se présente à son tour comme un « objet de désir, de manque, de souhait » (Ricoeur, 1995a, p. 17), c’est sans doute parce que, dans de pareilles conditions, qui sont celles de toute société fondée sur un idéal égalitaire, il ne peut en rester qu’à ce stade mobilisateur du désir.

Cela est très bien souligné par René Girard :

‘« L’égalité croissante n’engendre pas l’harmonie mais une concurrence toujours plus aiguë. Source de bénéfices matériels considérables, cette concurrence est une source de souffrances spirituelles plus considérables encore car rien de matériel ne peut l’assouvir. L’égalité qui soulage la misère est bonne en soi mais elle ne peut pas satisfaire ceux-là mêmes qui l’exigent avec le plus d’âpreté ; elle ne fait qu’exaspérer leur désir » (Girard, 2007a, [1961], p. 145). ’

En somme, ce qui nous est dit implicitement ici, c’est que le « déceptif » est roi dans l’univers des sociétés libérales, ces derniers s’y comportant tels de modernes Don Quichotte qui s’attachent d’autant plus fortement aux objets de leurs désirs que ces derniers se cesse leur opposer leur insaisissable nature – ce qui est propre à tout « objet de désir », cet « être de fuite [qui] déjoue avec la même aisance les conjectures de l’homme de science et les calculs de l’homme d’action qui croit l’avoir domestiquée » (Girard, 2007a, [1961], p. 171).

Ainsi en va-t-il de ce désir de justice qui se matérialise dans un désir de rémunération juste et en même temps élevée ; ce dernier étant impossible à satisfaire si la moindre « différence », comme celle qu’incarne le dirigeant, peut rapidement être vécue par les acteurs comme une forme d’insolence de leur part (cf. chapitre 4). Doit-on conclure, pour autant, qu’ils se battent eux aussi contre des moulins ? Si l’on s’accorde pour reconnaître que la confusion est par là-même placée au cœur du désir de justice, la conclusion est tentante, l’attachement des acteurs aux « promesses » libérales en termes de justice étant d’autant plus profond que ces dernières se font plus illusoires. Ce qui est bien fait, au final, pour susciter l’impression que les acteurs courent après une chimère qu’ils construisent eux-mêmes dans la logique de la controverse, tout se passant comme si leur « désir » de justice s’apparentait progressivement à un véritable « délire », comme nous allons le voir ci-dessous.

Notes
64.

Ce qui fait dire à Jean-Pierre Dupuy la chose suivante : « la richesse des théories libérales de la justice ne signifie évidemment pas qu’elles réussissent à donner consistance au concept de justice sociale – de même, faut-il le préciser, n’implique-t-elle pas que les sociétés qui se disent libérales soient des sociétés "justes", ou plus "justes" que les sociétés non libérales. En vérité, la thèse que je voudrais illustrer est qu’il n’est pas possible de fonder le concept de justice sociale en évitant paradoxes et contradictions, dans le contexte de la société moderne, interprétée comme société de concurrence. » (Dupuy, 2002, p. 124).