2.2.1. Quand le réel jaillit de l’illusion

Le modèle méritocratique de la justice libérale jouit d’un très grand crédit auprès des acteurs de la controverse même si, dans les faits, les problèmes sont suffisamment nombreux pour que l’on puisse douter que le « désir de justice » puisse être un jour assouvi. C’est ainsi, par exemple, que l’augmentation marquée du rapport entre les rémunérations des dirigeants du CAC40 et le Smic, qui a atteint, rappelons-le, un niveau record de 1 à 554 lors de l’année 2001 alors qu’il se situait aux alentours de 1 à 20 au début des années 1980, ne les empêche pas de continuer à se montrer collectivement désireux de voir la justice sociale triompher dans le dossier sur la rémunération des dirigeants ; pas plus, du reste, que d’apprendre que ces rémunérations ont augmenté de 36 % en 2000, 20 % en 2001 et 13 % en 2002 pendant que 7,1 millions d’actionnaires individuels voyaient la valeur moyenne de leurs actions perdre environ 65 % sur la même période (cf. introduction générale).

De fait, tout se passe comme si les acteurs se voyaient par là-même « embarqués » dans une histoire où la réalité n’a pas toujours le premier rôle, ces derniers préférant apparemment se bercer de la croyance aux allures d’illusion selon laquelle la justice peut être dite sur le sujet. C’est en cela que l’on peut dire de leur désir de justice qu’il s’apparente à une sorte de délire, le passage du « désir » au « délire » traduisant la perte du concret, soit, plus précisément, ce à quoi ce désir doit sa toute-puissance, à savoir que « le réel jaillit de l’illusion et fournit à celle-ci une caution trompeuse » (Girard, 2007a, [1961], p. 116).

Or, cela est particulièrement problématique car, si « les faits ne pénètrent pas dans le monde où règnent nos croyances » (Girard, 2007a, [1961], p. 195),cela veut dire que les acteurs s’interdisent du même coup de penser que la concrétisation de leur désir de justice puisse être compromise. Attachés à ce désir d’autant plus fortement qu’il est alimenté par leur désir de rémunération (cf. ci-dessus), ils semblent notamment incapables de réaliser que le modèle de justice fondée sur la notion d’égalité entendue comme isotès – « égalité ‘géométrique’ qui attribue à chacun selon sa compétence ou son mérite » (Bidet, 2005) – est « irréaliste ». Ce qui permet de redécouvrir, en creux d’une incapacité qui apparaît somme toute normale eu égard à l’ambiguïté de la relation qu’ils entretiennent avec les objets de leurs désirs, que la formule classique de la justice « il est juste de rendre à chacun ce qu’on lui doit » offre une définition formelle beaucoup plus qu’un étalon pour un contenu (Höffe et Merle, 2005).

En effet, l’« irréalisme » de cette formule est simplement le pendant des difficultés que c’est de fonder la justice dans un ordre d’immanence. Dès lors, on comprend mieux pourquoi « l’expérience de l’injustice » est considérée comme un phénomène sui generis qui permet, dans un contexte propre aux sociétés libérales, d’offrir un point de vue critique sur les définitions de la justice (Bessone, 2000 ; Baranès et Frison-Roche, 2002 ; Renault, 2004 ; Honneth, 2006). À partir du moment où « les hommes ont une vision plus claire de ce qui manque aux relations humaines que de la manière droite de les organiser » (Ricoeur, 1991, p. 177), cela est dû au fait que c’est toujours par un « cri d’injustice » qu’ils entrent dans le domaine de la justice : « c’est injuste ! Ce cri est celui de l’indignation, dont la perspicacité est parfois confondante, mesurée à l’aune de nos hésitations d’adultes sommés de se prononcer sur le juste en termes positifs » (Ricœur, 1995a).

De ce point de vue, ce qui se passe avec la rémunération des dirigeants ne fait pas exception à cette règle selon laquelle il y a « dans l’injustice quelque chose de plus que dans la justice, et dans le concept d’injustice quelque chose d’irréductible au concept de justice » (Renault, 2004, p. 34) ; un « quelque chose » qui semble être en phase avec ce tragique de l’action humaine qui voit les acteurs concourir, comme par une « ruse de la raison », à dresser eux-mêmes les principaux obstacles à la réalisation de leur désir. Eu égard à la logique girardienne que nous essayons de suivre depuis le début de cette section, c’est ce qui se concrétise dans la multiplication des scandales auquel nous assistons depuis plusieurs années sur le sujet, ce phénomène étant l’issue logique d’une mécanique sociale jugée proprement infernale – parce que renvoyant à une incapacité de justice d’autant plus perverse qu’elle fait tomber les acteurs dans l’idolâtrie (2008b).