2.2.2. Le règne des scandales

La logique est la suivante : puisque nous ne pouvons tous posséder la rémunération désirée du dirigeant, nous pouvons tous la détruire, au nom de la justice. C’est ainsi que le scandale, qui voit les acteurs s’assourdir réciproquement et mimétiquement de lamentations sur ce qui les repousse autant que ce qui les attire, permet de « compenser » l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de réaliser leurs désirs. Ce qui revient à dire que ces derniers dénoncent le scandale faute de pouvoir dire le « juste », ce qui en fait un évènement proprement paradoxal, c'est-à-dire capable de produire une unanimité dans le jugement qui fait généralement défaut dans le cours ordinaire de la vie sociale. En d’autres termes, dès lors que ce qui prime dans le cadre libéral, c’est la dénonciation d’une justice irréalisée, soit la dénonciation d’une in-justice, le scandale offre à tous ceux qui veulent « donner de la voix » sur le dossier de la rémunération des dirigeants la possibilité de dire, de nommer, d’accuser là où, le plus souvent, il n’y a initialement qu’un désir impossible à satisfaire (Girard, 2008c)65.

En cela, il vient régulièrement combler un vide, offrant aux acteurs de la controverse publique la possibilité de donner une forme à l’injustice ressentie devant certaines « béances » du libéralisme ; qui, en portant les exigences de la justice sociale au plus haut point, crée les conditions d’une fixation des acteurs sur tout ce qui leur paraît être contraire leur désir de justice : des rémunérations trop élevées, sans lien avec la performance de l’entreprise, etc. En effet, si les acteurs ont recours aux scandales, que ce soit pour dénoncer « l’indécence » de certains montants de rémunération des dirigeants et/ou le caractère inapproprié de telle ou telle pratique de rémunération, etc., c’est bien parce que « l’énergie conflictuelle » accumulée à mesure que les acteurs s’empêchement mutuellement de réaliser leurs désirs y trouve une sorte d’exutoire, soit un moyen de s’exprimer sans conduire la société vers une guerre de « tous contre tous ». Après avoir insisté sur l’ambivalence du rapport que les acteurs de la controverse entretiennent avec leur désir de justice, c’est ainsi que l’on retombe sur le cœur de la théorie girardienne, à l’intérieur de laquelle le scandale est considérée comme un obstacle qu’il est presque impossible d’éviter : « Skandalon, du grec skadzein, boiter, c’est l’obstacle sur lequel on ne bute pas une fois seulement mais de façon répétée parce qu’il attire et fascine autant qu’il blesse et qu’il repousse » (Girard, 2008b, p. 120).

Dès lors, reste à s’interroger sur ce « pouvoir » du scandale qui, s’il offre aux acteurs un moyen d’éprouver le degré d’adhésion de l’Opinion aux valeurs de justice sociale qu’ils estiment être transgressées en matière de rémunération des dirigeants, n’en reste pas moins fondé sur une ambivalence fondamentale : celle d’être toujours à la fois ce qui apaise et ce qui excite. Ce qui apaise en raison de sa dimension cathartique, qui donne l’impression que la justice peut être dite dans le dossier, y compris si c’est sous une forme « punitive ». Ce qui excite aussi, dans la mesure où cette vertu ordonnatrice et pacificatrice du scandale ne peut durer qu’un temps, soit le temps que l’incapacité des acteurs à s’approprier ce que le dirigeant seul s’approprie les fasse de nouveau basculer dans les cris d’injustice… terreau de futurs scandales.

À partir du moment où les « stratégies scandaleuses » sont considérées comme « l’une des formes d’action les plus efficaces dans nos sociétés pour faire exister publiquement une cause » (De Blic et Lemieux, 2005, p. 22), et qu’il y a donc de moins en moins d’objets qui échappent aux dénonciations scandaleuses (Boltanski et al., 2007), c’est là une manière de conclure cette section en ré-insistant sur le fait qu’il y a de « bonnes raisons » de croire que les acteurs courent après une chimère de justice en matière de rémunération des dirigeants. En effet, après avoir montré l’ambivalence de leur désir de justice, qui est toujours d’autant plus fort qu’ils s’empêchent mutuellement et inconsciemment de le réaliser, c’est ce que le « règne des scandales » laisse à penser, à savoir que la controverse publique pourrait bien être sans fin si le scandale n’est qu’un substitut de justice qui fonctionne grâce à leur méconnaissance de ce qui est pourtant son principal moteur : l’incapacité de justice qu’il contient. Ce qui va nous obliger, ci-après, à nous interroger pour savoir si les scandales peuvent contribuer à améliorer la justice du système comme le suggère implicitement l’eschatologie libérale.

Notes
65.

Sans doute qu’il n’y aurait même pas de controverse sur la rémunération des dirigeants s’il n’y avait quelques scandales pour l’alimenter, l’attraction que ces derniers exercent à l’intérieur de notre dossier n’étant pas indépendante du fait qu’ils servent, au moins en apparence, à « renforcer la conscience commune en manifestant avec éclat ce qui contribue à la détruire » (Rosanvallon, 2006, p. 51). Ajoutons, toutefois, que cela n’a rien de spécifique par rapport à la problématique étudiée dans ce travail étant donné que « tout scandale est analysable comme la séquence d’ouverture d’une affaire, et cela quand bien même il ne donne pas lieu, effectivement, à une affaire » (Lemieux, 2007, p. 369).