3.1.1. Distance entre le « fait scandaleux » et le scandale

Précédemment, nous avons rappelé que se pose un obstacle de taille à la conception libérale de la justice : l’indétermination du principe d’égalité entre individus lorsqu’il n’y a guère de « point fixe » à l’horizon duquel on puisse définir un contenu de justice précis et l’impression, correspondante, que ce dernier peut donc s’appliquer à tous les rapports inégaux possibles. En effet, comment définir ce qui revient à chacun sans risquer de tomber dans une forme ou autre de relativisme, ou sans élever la force au rang de principe permettant de trancher dans l’infinie variété de critères que les acteurs de la controverse sont susceptibles de faire valoir pour définir quelque chose comme une juste rémunération des dirigeants ? C’est ainsi, par exemple, que s’ils semblent tous s’accorder sur le fait que « trop, c’est trop », il est néanmoins difficile de savoir à partir de quand et/ou de quel rapport d’inégalités on tombe dans la démesure :

‘« Les entreprises sont prêtes à payer cher leurs dirigeants, par rapport à ce que reçoit le commun des mortels. Mais, une fois acceptée une dose d'inégalité salariale, difficile de dire où la barre doit être fixée. » (Alternatives économiques, 230/11/1997, nous soulignons).’

Précédemment, nous avons expliqué que c’était essentiellement pour cela que les acteurs de la controverse entretiennent un lien privilégié avec l’injustice. En effet, malgré ces difficultés, inhérentes à la confusion dont la demande de justice est porteuse (cf. ci-dessus, section 1), l’expression publique de leur sentiment d’injustice leur donne l’opportunité de « renégocier » le sens de la justice à travers l’explicitation et le dévoilement des conditions qui président au sentiment d’injustice – les dirigeants ne pouvant pas se permettre de les ignorer sans risquer de passer pour tenir les acteurs dans un profond mépris. L’inégalité des rémunérations se voit alors palliée par l’égale prise en considération des « cris d’injustice » et l’émergence des scandales comme « point fixe par défaut » :

‘« Dirigeants et actionnaires peuvent avoir des conflits d'intérêts. Le défi majeur du capitalisme consiste à concilier ces intérêts divergents. Les scandales liés à l'enrichissement personnel des grands patrons (Percy Barnevik, président d'ABB, Gary Winnick directeur de Global Crossing ou Mike Grabiner chez Energis, pour n'en citer que quelques-uns) au moment où les actionnaires étaient éprouvés montrent l'ampleur de la tâche. » (La Tribune, 27/02/2002, nous soulignons)
« Les scandales américains ont mis en lumière des dérives induites par le mode de rémunération des dirigeants d'entreprise. » (Le Figaro, 22/11/2002, nous soulignons).
« …ouvrir la possibilité de gains démesurés amène à perdre le contrôle de la réalité. Quand il y a absence de limite, on échappe à la matérialité. Les scandales récents l’ont encore démontré. L’éthique exige mesure et maîtrise. » (Medef, 01/05/2003, nous soulignons).
« Or, depuis que la bulle boursière a éclaté, en 2001, les scandales qui ont touché des sociétés cotées (Enron, WorldCom...) ont mis à jour les dysfonctionnements de la gouvernance d'entreprise. Premiers sur la sellette : les conseils d'administration. » (Le Monde, 08/10/2003, nous soulignons).’

On explique alors que le « palmarès » des dirigeants les plus cités du corpus soit uniquement composé de dirigeants qui ont été emportés dans des scandales de grande ampleur (cf. tableau 36). Cela est principalement dû au fait que les acteurs de la controverse y trouvent le moyen de « dévoiler » le décalage pouvant exister entre les « promesses libérales » de justice et certains montants et/ou pratiques de rémunération des dirigeants, dans l’objectif de mieux le dénoncer. En d’autres termes, si les acteurs se focalisent sur les cas scandaleux, auxquels nous nous sommes intéressés dans les chapitres précédents pour illustrer tantôt l’effet « démesure » (Zacharias, chapitres 2 et 4) ou le décalage entre la rémunération obtenue et la performance de l’entreprise (Messier, Forgeard, Bernard, chapitre 3), c’est parce que le scandale a une vertu prophylactique sur le corps social, comme René Girard l’a montré dans ses travaux :

‘« (…) la réflexion qui est lancée aujourd’hui sur l’importance des rémunérations est une bonne chose. De certains scandales peuvent, en effet, naître une réflexion et une action permettant de retrouver la juste limite et le sens de la mesure. Le débat est positif en ce qu’il peut aider à distinguer ce qui est juste, équitable, défendable et mesuré de ce qui ne l’est pas. C’est ainsi que l’on parviendra à adapter les rémunérations aux situations des dirigeants concernés. » (Hélène Ploix, membre du comité d’éthique du Medef, audition parlementaire, 15/10/2003, nous soulignons).
« Les derniers scandales en date ont certes mis en évidence les limites du système français mais témoignent aussi, paradoxalement, d'une avancée. L'opposition des administrateurs de Vinci à la rémunération d'Antoine Zacharias constitue une "prise de conscience inédite", selon Didier Vuchot [à la tête de Korn-Ferry International France]. » (La Tribune, 09/01/2007, nous soulignons).
« Le Medef et l'Association française des entreprises privées, le « club » des sociétés cotées, ont présenté, hier, des recommandations visant à moraliser les rémunérations des grands patrons français. Une manière ferme, mais non contraignante, de les inviter à tenir compte de l'opinion. Plus question d'entendre parler, pendant la campagne électorale, de "patrons voyous" ou de "racaille patronale" : encore sous le choc des formules accusatrices lancées, l'année dernière, par Ségolène Royal (PS) et Nicolas Sarkozy (UMP), Laurence Parisot, présidente du Mouvement des entreprises de France (Medef), veut des dirigeants exemplaires, dont les rémunérations ne puissent plus être perçues par l'opinion comme des provocations. Avec Bertrand Collomb, président de l'Association française des entreprises privées (Afep), "club" des plus grandes sociétés cotées, elle a présenté, hier, un ensemble de "recommandations sur la rémunération des dirigeants". Un document d'une dizaine de pages mis en chantier depuis près de six mois, qui va plus loin que les précédentes préconisations, celles, en particulier, faites en 2003 après les rapports Viénot (1995 et 1999) puis Bouton (2002). Entre-temps, il y a eu, au printemps 2006, l'affaire Zacharias, du nom de l'ancien PDG de Vinci, démissionné pour avoir exigé des primes exorbitantes, en récompense de l'acquisition des Autoroutes du Sud de la France, privatisées par l'Etat. Se soucier du contexte social. Hier, la présidente du Medef a eu beau se refuser à citer des noms et expliquer qu'il ne fallait "pas édicter des règles générales à partir d'un cas particulier", c'est bien ce scandale qui explique ce coup d'accélérateur. » (Les Echos, 10/01/2007, nous soulignons).
« De l'affaire Jaffré aux stock-options de Noël Forgeard, chaque nouveau scandale est ponctué par des initiatives politiques ou professionnelles pour moraliser les rémunérations des dirigeants. » (Les Echos, 18/01/2007, nous soulignons).
« L'année dernière, c'est de cette affaire [Zacharias] dont on parlait abondamment en espérant bien que plus on la pointait du doigt, plus on découragerait d'autres moutons noirs du capitalisme d'en faire autant. » (Le Figaro, 12/06/2007, nous soulignons).’
Tableau 36 - Les dirigeants les plus cités du corpus (1989-2009)
Tableau 36 - Les dirigeants les plus cités du corpus (1989-2009)

À cet égard, la position du Medef est de nouveau intéressante. Car si l’organisation patronale dit voir dans le(s) scandale(s) l’occasion de retrouver la « juste limite et le sens de la mesure » dans le dossier sur la rémunération des dirigeants, c’est que le scandale ne se présente pas tellement comme un fait « immoral » ou « illégal », soit comme un vecteur d’information, mais plutôt comme un moyen de régulation du désordre engendré par l’incapacité des acteurs à satisfaire leurs désirs. On sent donc bien que, comme la logique girardienne le montre, le scandale n’est pas « rationnel » mais qu’il se présente comme le produit d’un emballement soudain des médias et de l’opinion pour dénoncer une situation particulière. L’exemple du scandale Messier est le plus emblématique de cette caractéristique qui est propre à n’importe quel scandale :

‘« Jean-Marie Messier invité aujourd'hui par la commission des lois de l'Assemblée nationale pour donner son avis sur la rémunération des patrons. Les députés ont le sens de l'humour. Ou celui de l'à-propos. Qui mieux que Messier peut témoigner et incarner les excès du capitalisme ? L'homme a créé le scandale en cherchant à partir de Vivendi Universal avec une indemnité record de 20,5 millions d'euros. Et, depuis, il se bat sans retenue devant les tribunaux français et américains contre Vivendi pour toucher ce pactole, comme le montre l'histoire de ses indemnités. Mais l'ex-PDG de VU n'est pas le seul concerné parmi les patrons français. » (Libération, 15/10/2003, nous soulignons).
« Ses anciens pairs lui doivent [à Messier] l'américanisation de leur salaire. Mais le retour de bâton se fait tout autant sentir, souligne un expert. Forcés à plus de mesure par peur d'un scandale, beaucoup lui reprochent aujourd'hui d'avoir trahi sa classe. » (L’Expansion, 22/10/2003, nous soulignons).’

Rappelons, en effet, qu’avant d’incarner tous les « excès du capitalisme » et d’être considéré comme un « traître » par ses pairs, l’ex-PDG de Vivendi-Universal était présenté comme l’archétype du dirigeant performant, « capitaine aux allures sages » faisant « preuve d’un activisme vibrionnant » (La Tribune, 10/05/1999). Or, sauf à se soumettre à la versatilité de l’Opinion, c’est là un changement d’attitude qui est par trop brutal pour ne pas être suspect au regard des difficultés que les acteurs rencontrent pour régler leurs conflits en justice. À cet égard, l’attraction exercée par le scandale Messier est même à la mesure de l’incertitude qui accompagne le déploiement de n’importe quel scandale, dont l’ampleur ne saurait être donnée a priori sachant que la transgression d’une norme ne suffit jamais, à elle seule, à engendrer le faisceau de mobilisations nécessaires pour prendre la dimension d’un scandale (Rayner, 2007).