3.1.2. L’ambiguïté du scandale 

Ainsi, si la force du sentiment d’injustice réside dans le fait qu’il se laisse plus facilement éprouver que celui de la justice ; celui-ci restant « insaisissable » quand celui-là s’impose à la conscience de manière intuitive, c’est là une remarque particulièrement importante. En effet, elle permet de rappeler que si de « petites causes » peuvent produire de « grands effets », c’est que l’on ne saurait réduire le scandale au seul « fait scandaleux ». Ce faisant, on risquerait de négliger la part d’aléa et/ou de hasard qui préside à l’émergence de n’importe quel scandale, entendu comme un phénomène social qui requiert la mobilisation d’un « public » dont les ressorts sont toujours plus ou moins mystérieux. C’est d’ailleurs ce qui fait la complexité du problème car si l’on sait qu’un scandale « prend » lorsque les acteurs se mobilisent autour d’une dénonciation, reste à savoir pourquoi ils se mobilisent pour une dénonciation et non pour une autre :

‘« S’il est possible de prouver que le chef d’entreprise a pris une décision folle par mégalomanie, il faut faire jouer sa responsabilité. Les sanctions sont effectivement indispensables. Mais il est très difficile d’apprécier une faute stratégique : au moment où la décision a été prise, elle pouvait apparaître comme une idée remarquable. Nous sommes donc sur un terrain extrêmement délicat. » (Claude Bébéar, audition parlementaire, 08/10/2003, nous soulignons).
« Dans les grandes entreprises des Etats-Unis, plus de la moitié des patrons gagnent plus de 6 millions de dollars, un chiffre qui a bondi de 30 % en un an ! A côté, les PDG français ont de quoi se plaindre, avec une rémunération moyenne d'à peine 3 millions d'euros... Le magazine anglais laisse les regrets sur les inégalités aux syndicalistes et aux politiciens de gauche. Il se place du côté des investisseurs : "Ils sont heureux de payer pour des performances exceptionnelles, mais moins enchantés quand des managers médiocres obtiennent de généreuses rétributions." Le problème, c'est qu'il est très difficile de séparer le bon grain de l'ivraie. » (Les Echos, 28/11/2005, nous soulignons).’

Ce qui est une façon de dire que s’il conduit « sans coup férir au châtiment, unanimement reconnu comme légitime et souhaitable, de l’accusé » (Lemieux, 2007, p. 367), ce serait une erreur de penser pouvoir retracer une parfaite correspondance entre l’accusation dont certains dirigeants furent la cible aux « fautes » qu’on pouvait concrètement leur imputer. Comme dans la théorie de René Girard, la question ne se pose même pas étant donné que ce qui importe, avec le scandale, c’est de permettre l’unanimité contre quelqu’un quand on ne peut pas faire l’unanimité pour quelque chose. Ainsi, du premier scandale sur le salaire de Jacques Calvet (1989) à celui sur le parachute doré de Thierry Morin (2009), en passant par le scandale sur les stock-options de Philippe Jaffré (1999), les indemnités de Jean-Marie Messier (2003), la retraite-chapeau de Daniel Bernard (2005) ou, encore, le montant total des émoluments d’Antoine Zacharias (2006), cela veut dire que l’unanimité dans l’accusation n’empêche pas la confusion de régner sur le sujet car, s’ils cristallisent les « cris d’injustice » au sujet de la rémunération des dirigeants et, par extension, l’espoir des acteurs de voir la justice triompher dans ce dossier, tous ces scandales ne posent pas moins le problème du déplacement entre le « singulier » et le « collectif » :

‘« Le président du Mouvement des entreprises de France (Medef), Ernest-Antoine Seillière, a dénoncé vendredi les "comportements scandaleux" de certains patrons de grandes sociétés du CAC40, l'indice de référence de la bourse parisienne, en matière de salaires. "C'est un scandale. Il y quelques entrepreneurs dans notre pays qui se comportent de manière scandaleuse. Nous sommes 700.000 entrepreneurs, et nous ne sommes pas en appui de quelques-uns qui créent le scandale", a-t-il ajouté à Europe 1. "Le Medef ne se comporte pas comme quelques-uns du CAC 40", car il regroupe "des entrepreneurs responsables", qui agissent "souvent en dehors des médias", et "nous comprenons parfaitement l'émotion créée par ces cas", a déclaré M. Seillière. Ces patrons, "je les connais, ils ne sont pas nombreux, mais par leur comportement ils entraînent un jugement général sur les entreprises dans notre pays – que tous ceux qui sont contre les entreprises exploitent – et qui est pour nous inacceptable", a ajouté M. Seillière. "Dans chaque entreprise, il faut mettre de l'ordre, et si on n'en est pas capable, la transparence et le débat public sur ces cas scandaleux se chargera de faire rentrer les choses dans l'ordre", a estimé M. Seillière, en repoussant toute idée de loi dans ce domaine. » (AFP, 18/07/2003, nous soulignons).
« Après avoir soutenu que la rémunération des patrons est "l'affaire des actionnaires, des conseils d'administration et des directions", le Medef, sous la pression des associations de petits actionnaires et des parlementaires, a fini par dénoncer les « comportements scandaleux » de certains patrons. » (AFP, 18/08/2003, nous soulignons).
« Heureusement, aujourd’hui le bon peuple n’est plus le seul à s’indigner. En privé, plusieurs grands patrons se montrent choqués des manquements de quelques-uns, dont Antoine Zacharias fait manifestement partie. » (Le Nouvel Observateur, 02/06/2006, nous soulignons).
« Que l'opinion publique s'intéresse à la grande entreprise, y compris pour l'inciter à se réformer, est pour nous une bonne nouvelle. Son image est loin d'être aussi négative que certains voudraient parfois le faire croire. N'oublions pas que nous avons des centaines de comportements talentueux et vertueux contre deux ou trois pratiques scandaleuses. Mais que certains dirigeants perdent l'estime du public parce que dans l'échec ils se comportent de manière abusive, cela je le comprends et je le partage. De l'affaire Forgeard à l'affaire Pat Russo-Serge Tchuruck, je n'ai jamais montré d'indulgence. C'est d'ailleurs parce que je crois à la dimension profondément éthique du libéralisme que j'ai initié ce travail qui aboutit aujourd'hui. » (Laurence Parisot, Le Monde, 07/10/2008, nous soulignons).’

La désolidarisation du monde patronal par rapport à l’ensemble des dirigeants qui ont été pris dans des scandales de rémunération est hautement significative de ce point de vue, en ce sens qu’elle met en évidence le retournement contre un seul coupable de ceux qui pourraient être collectivement accusés. Dans une logique victimaire typique de la pensée girardienne, la dénonciation du scandale permet de faire reposer sur les épaules d’un seul et/ou de quelques dirigeants l’incapacité de tous à régler la problématique de la « juste rémunération » des dirigeants. In fine, c’est ainsi que se pose la question de savoir si les dirigeants emportés dans des scandales « méritent » le sort qui leur est réservé : entendons-nous bien, le sort qui en fait des « coupables » si parfaits que même leurs pairs ne manquent pas de participer à leur condamnation. Car il n’est pas question de faire de ces dirigeants de parfaites « victimes », ce qui n’aurait aucun sens, mais de rappeler, avec Girard, que le scandale constitue de ce point de vue un « problème » autant qu’une « solution » : « le scandale est un processus auquel il est aussi difficile de se soustraire qu’il est facile de s’y abandonner » (Girard, 1978, p. 542).