3.2.1. Quand certains dirigeants jouent le rôle du bouc-émissaire

S’ils informent sur ce que la société est prête à tolérer comme « écart à la norme », jouant le rôle d’un dénominateur commun du sens du juste et de l’injuste en matière de rémunération des dirigeants, nous venons de voir que les scandales n’en sont pas moins porteurs d’une très grande ambiguïté. En effet, leur importance à l’intérieur de notre dossier n’est jamais qu’à la mesure de l’incapacité des acteurs à résoudre les problèmes de justification de la rémunération des dirigeants autrement que par une sorte de pari sur l’avenir (chapitre 4). De ce constat, qui laisse à penser que les scandales jouent par là-même un rôle clé dans l’eschatologie libérale, il ressort qu’il serait donc périlleux de suivre l’Opinion lorsqu’elle attribue des degrés de gravité des injustices qui seraient faites en matière de rémunération des dirigeants, offrant comme un « palmarès de l’égoïsme » où se côtoient les dirigeants dont le nom est passé à la postérité en raison des scandales auxquels ils sont associés. À cet égard, la manière dont Philippe Jaffré défendit son bilan à la tête de la société Elf est riche d’enseignements quand on se souvient que c’est lui qui fut le premier à être « pris » dans un scandale de grande ampleur en matière de rémunération des dirigeants (chapitre 2) :

‘« Au moment de la privatisation, la valeur d'Elf était de 21 milliards d'euros. Au moment de la fusion, elle était de 60 milliards d'euros. Elle a triplé en six ans. Les résultats ont été de leur côté multipliés par six ! C'est, durant cette période, la meilleure performance de toutes les compagnies pétrolières du monde. Ce qui est vrai, c'est que pour réaliser cette performance, il a fallu liquider un lourd passif. Il a fallu transformer radicalement l'entreprise. Cette liquidation, cette transformation ne m'ont pas valu que des amis, elles m'ont même valu beaucoup d'ennemis. J'étais donc dans la situation du bouc émissaire idéal, et les chiens s'en sont donné à cœur joie. » (Philippe Jaffré, Le Monde, 23/01/2002, nous soulignons).’

A ses yeux, l’existence de ce scandale ne pouvait absolument pas valoir pour « preuve » de sa culpabilité, sauf à ce que l’histoire soit écrite du point de vue des « persécuteurs ». Aussi, ce dernier a eu le mot juste lorsque, dans cette perspective, il prétendit être « dans la situation du bouc émissaire idéal ». En effet, au travers de cette expression d’origine biblique (Lévitique, 16, 21) que René Girard a reprise pour en faire le titre de l’un de ses plus fameux ouvrages (Girard, 1982), Philippe Jaffré mettait le doigt sur ce qui se présente comme l’inévitable débouché des scandales auxquels nous nous sommes intéressés durant ce travail, à savoir que certains dirigeants sont désignés comme les seuls responsables de l’ensemble des troubles que la question de la rémunération des dirigeants occasionne dans nos sociétés libérales :

‘« Il ne faut pas non plus que pour quelques moutons noirs ayant commis des abus, nous pénalisions l'ensemble des dirigeants ayant des pratiques irréprochables, explique-t-on dans les cercles gouvernementaux. » (Le Figaro, 078/09/2006, nous soulignons).
« Abusus non tollit usum. Cette maxime latine résume bien la vraie sagesse en toute chose : l'abus de quelques-uns ne doit pas entraîner le bannissement de tous. » (Gérard Philippot, ancien président d’Unilog, Les Echos, 19/05/2008, nous soulignons).’

En d’autres termes, bien que ce soit à prix d’or et qu’il ne soit jamais question pour eux d’un risque de violence physique et encore moins de mort, on retrouve bien, dans les accusations unanimes dont certains dirigeants sont la cible, la logique décrite par René Girard selon laquelle ces dernières permettent d’évacuer le « trop plein » de violence que l’incapacité des acteurs à réaliser leur désir fait naître à l’intérieur de la société. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de faire écho à la fameuse citation évangélique que René Girard a abondamment commenté : « il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jean 11-50)67. Car c’est bien de cela dont il s’agit, le fait que les boucs-émissaires en question n’apparaissent que sous une forme « abâtardie » par rapport à la théorie girardienne n’empêchant pas la mécanique du bouc-émissaire de rester largement opératoire à l’intérieur de notre dossier :

‘« Peu importe que les responsabilités soient beaucoup plus partagées que ne pourrait le laisser penser une analyse rapide. Comme toujours en temps de crise, la recherche (et surtout l'identification) de responsables est au cœur des débats. Elle permet de désigner à la vindicte publique des individus ou des catégories d'individus bien précis ; idéal pour se dédouaner sur quelques boucs émissaires. Cela permet de donner le sentiment que les solutions ont été trouvées et que les coupables ont été identifiés, modérant le sentiment généralisé d'iniquité. Les dirigeants d'entreprise, d'établissement financier en particulier, et leurs rémunérations ont été choisis pour jouer ce rôle ingrat. » (Le Figaro, 27/11/2008, nous soulignons).’

En somme, l’important dans une telle perspective, c’est que les acteurs aient l’impression que la justice a été dite… même si cette impression est fondée sur un ensemble de significations plutôt vagues, voire carrément mensongères. Car, in fine, l’efficacité de ce transfert collectif, qui voit les acteurs abandonner leur désir de justice au profit d’une demande de réparation assumée par un bouc-émissaire, suffit à modérer leur sentiment d’injustice et à sauvegarder l’unité du groupe social, comme cela est clairement indiqué dans l’extrait que nous avons retenu ci-dessus. Quant au sort réservé à ces dirigeants qui, s’ils ne sont pas à proprement parler « sacrifiés », sont donc la proie d’un lynchage de leur communauté qui aboutit à leur disparition68, c’est une question qui ne se pose même pas, leur « culpabilité » étant en quelque sorte avérée par le scandale lui-même – comme si l’ampleur que prenait ce dernier était directement proportionnée aux faits qu’on leur reproche. Comme un symptôme, c’est ainsi que Pierre Bilger, ex-PDG d’Alstom, fit le choix de rendre son parachute doré afin ne pas être un « objet de scandale » et « un nouveau Jean-Marie Messier », soit un bouc émissaire sur lequel les acteurs auraient pu déposer la violence née de leur sentiment d’injustice :

‘« Alstom : sous la pression, Pierre Bilger rend ses indemnités de départ. Voulant éviter un scandale qu'il juge "aussi injuste que stérile", l'ancien président-directeur général du groupe Alstom a accepté de rendre les 3, 8 millions d'euros nets reçus lors de son départ anticipé, au mois de mars dernier Pierre Bilger ne veut surtout pas devenir un nouveau Jean-Marie Messier (…) L'objectif principal avancé par cet homme discret, doublé d'un catholique convaincu, est d'éviter de quitter Alstom dans le déshonneur, de devenir malgré lui le symbole de ces patrons qui partent d'un groupe au bord du précipice avec un gros chèque. "J'ai pris avant tout cette décision pour ne pas être un objet de scandale pour la centaine de milliers d'employés d'Alstom que j'ai eu l'honneur de diriger et pour les actionnaires (...)", explique-t-il dans une lettre à son successeur, Patrick Kron, rendue publique hier. » (Les Echos, 19/08/2003).
« J'ai renoncé à cette indemnité parce que je ne voulais pas être un objet de scandale pour les salariés d'Alstom, que je n'avais aucun moyen d'informer. En effet, ils étaient désinformés sur ce sujet par les médias, sans que j'aie le moyen de leur faire connaître les motifs qui avaient inspiré cette décision [d’attribution d’un parachute doré]. Vis-à-vis d'eux et après les avoir dirigés pendant douze ans, je me sentais, lors que l'entreprise traversait des difficultés, frappé dans mon honneur. Quand vous avez dirigé une entreprise pendant tant d'années, les employés ne sont pas une notion abstraite. Pendant ces douze ans, j'en ai rencontré des milliers, j'ai travaillé avec des centaines d'entre eux. Pour moi, il était important que ces gens-là, que j'aimais, que je connaissais et avec lesquels j'ai travaillé, ne gardent pas le souvenir de cette image que l'on donnait de moi à l'extérieur. » (Pierre Bilger, audition parlementaire, 22/10/2003).’

Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans la justification de ce renoncement symbolique à une indemnité à laquelle il avait pourtant droit, Pierre Bilger fait mention de l’incapacité dans laquelle il se trouvait d’informer les salariés des motifs qui avaient conduit les administrateurs d’Alstom à lui attribuer cette indemnité. En effet, par rapport à la théorie girardienne du bouc-émissaire, cela permet de faire écho à cette idée force selon laquelle l’unité des accusateurs est toujours fondée sur une forme de méconnaissance de leur part, celle qui, précisément, fait de l’individu accusé non pas un « bouc-émissaire » à leurs yeux, mais un coupable réel qui mérite la punition qu’ils cherchent à lui infliger : « pour avoir un bouc-émissaire, il faut ne pas voir la vérité, et donc ne pas se représenter la victime comme un bouc-émissaire, mais comme un homme justement condamné » (Girard, 2004, pp. 89-90).

Notes
67.

Cette phrase est prononcée par le grand prêtre Caïphe durant le procès de Jésus devant le Sanhédrin.

68.

Disparition qui, en tant que telle, signifie d’ailleurs la mort du dirigeant…