3.2.2. La justice libérale comme justice punitive et expéditive

Une méconnaissance qui, cependant, n’est pas totale… la force du renoncement de l’ex-PDG d’Alstom à ses indemnités n’ayant d’égale que sa clairvoyance par rapport à la mécanique du scandale et ses conséquences, ne serait-ce qu’en termes d’« image ». Au final, c’est ainsi que nous sommes placés devant une réalité qui permet certainement d’expliquer pourquoi les scandales en matière de rémunération des dirigeants se répètent à un rythme régulier dans le cadre des sociétés libérales modernes : le dévoilement d’une mécanique qui, pour fonctionner parfaitement, requiert de la « victime » qu’elle se reconnaisse elle-même « coupable »69  – ce qu’aucun dirigeant ne fait à notre connaissance. En effet, si tel n’est plus le cas, c’est qu’il existe un risque que l’unanimité violente se défasse et, avec elle, l’efficace d’un mécanisme qui deviendrait par-là même inopérant, expliquant par là-même qu’il faille de plus en plus de bouc-émissaires pour nourrir l’impression que la justice peut être dite dans notre dossier :

‘« Tout se passe comme si un nouveau grand « nettoyage » se préparait dans le milieu des affaires aux Etats-Unis, à l'instar de celui qui fut consécutif au scandale d'Enron et qui aboutit à l'adoption de la loi Sarbanes-Oxley, déjà censée moraliser la gouvernance d'entreprise aux Etats-Unis. "La charge de la preuve est en train de s'inverser", explique ainsi James Post, spécialiste de ce sujet à la Boston University School of Management. "Désormais, pour conserver leurs postes, les dirigeants d'entreprise vont devoir faire la preuve qu'ils sont innocents". » (Les Echos, 19/10/2006, nous soulignons).’

« Faire preuve de son innocence » afin de ne pas être pris dans la mécanique infernale du scandale : pour les dirigeants, tel serait dès lors le mot d’ordre dans un contexte marqué par des affaires d’autant plus nombreuses que les acteurs sont incapables de faire vivre leur désir de justice autrement que par une dénonciation de l’injustice et la « bouc-émissarisation » régulière de certains dirigeants. Un mot d’ordre qui joue comme un appel à la prudence pour des individus qui se voient exposés à l’irrationalité de l’Opinion, cette dernière fonctionnant sur le mode d’une foule tantôt adoratrice, tantôt persécutrice, qui peut donc se retourner très rapidement contre ceux qui ont d’abord exercé sur elle une emprise exceptionnelle (Girard, 2007b, [1972], 1978, 1982 et 1985).Aussi, les « grands » dirigeants sont peut-être bien payés parce qu’ils doivent par là-même faire face à la menace des mouvements, souvent imprévisibles, d’une Opinion dans laquelle ils sont pourtant contraints de puiser leur légitimité :

‘« Les "affaires", et l'arrivée en France du "gouvernement d'entreprise", ont dissuadé plus d'un PDG de jouer avec le feu. "Aujourd'hui, tout le monde a la trouille, confie un patron. Si l'on s'octroyait des salaires moitié supérieurs à ce que préconisent les experts, cela ferait rapidement scandale". » (Libération, 17/07/1997, nous soulignons).
« Qu'il faisait bon être chef d'entreprise il y a vingt ans. Le métier est, depuis, devenu bien difficile, ingrat même. Parce que quelques-uns ont fauté, les patrons seraient tous incompétents, irresponsables, malhonnêtes, trop payés... La commission des lois de l'Assemblée nationale a même lancé des consultations sur leurs rémunérations. La crise de la canicule, ils n'y seraient pas pour quelque chose ? Alors, il planait comme un air de nostalgie, le 1er octobre, sous les dorures du Cercle de l'Union interallié, à Paris. » (Le Figaro, 13/10/2003, nous soulignons).’

La « trouille » et/ou la « nostalgie » des dirigeants contemporains se présentent comme autant de symboles de ce phénomène qui, à suivre les analyses de René Girard, serait caractéristique d’une société en proie à une violence collective d’autant plus difficile à canaliser que le « règne de l’Opinion » tend à déchaîner la mécanique du bouc-émissaire. Car cette Opinion est toujours prompte à prendre le point de vue de tous ceux qui se présentent comme des « victimes » des injustices sociales… et à réclamer en leur nom une réparation qui s’apparente parfois à du lynchage – nous pensons de nouveau, ici, à Jean-Marie Messier, qui fut l’objet d’un lynchage médiatique à la hauteur de l’extraordinaire fascination qu’il suscitait avant la crise que connut Vivendi à l’été 2002. Dans le cadre des sociétés libérales, c’est ainsi que le désir d’égalité de traitement des acteurs de la controverse devient le terreau d’une justice expéditive et punitive, dont on peut par conséquent douter de la capacité à mettre un terme à la controverse publique elle-même :

‘« Pierre Bilger, ancien président d'Alstom : "L'écart de rémunération dans les entreprises suscite un sentiment de scandale et d'amertume. Je le comprends et je regrette d’'en avoir été la cause involontaire. Mais je ne crois pas que la chasse à l'homme soit la bonne méthode pour faire avancer le débat". » (Les Echos, 23/10/2003, nous soulignons).
« Le marché, disent les tenants du libéralisme économique et social, est à même de régler ces cas exceptionnels : les révélations faites par la presse sur ces derniers suffisent, comme on l'a vu dans l'affaire Vinci, à réguler ces manquements à la gouvernance d'entreprise. Les excès sont sanctionnés, les coupables conduits à la démission et tout peut rentrer dans l'ordre juste. Malheureusement notre démocratie d'opinion ne peut se satisfaire d'une telle réponse. » (Les Echos, 15/09/2006, nous soulignons).
« "Ça soulage de trouver des boucs émissaires mais je suis dubitative sur la capacité qu'on peut avoir à isoler des responsables, à repérer la part d'erreur d'appréciation de chacun", estime Laurence Parisot, qui a rencontré le président hier à l'Elysée. » (Les Echos, 25/09/2008, nous soulignons).’

À cet égard, il est assez intéressant de remarquer que Laurence Parisot condamne la logique du bouc-émissaire après avoir montré ci-dessus qu’elle y contribuait elle-même en renvoyant l’existence de la controverse publique à quelques rares cas de pratiques scandaleuses. Cette contradiction illustre effectivement toute l’ambiguïté de cette « régulation » de la controverse publique par les scandales et la désignation de quelques têtes à couper (à prix d’or néanmoins). Une régulation qui permet, grâce à l’unanimité de la charge contre certains dirigeants, de ramener provisoirement l’ordre à l’intérieur d’une société divisée par ses contradictions, mais un ordre fragile et mensonger qui ne résout en rien les tensions mimétiques et égalitaires qui animent les acteurs de la controverse. Car si la mécanique du bouc-émissaire éteint la « demande de justice », elle ne règle pas, pour autant, ce qui fait le fond du problème : l’impossible définition de cette justice dans un cadre libéral. Ce qui permet de conclure ce chapitre en disant que la controverse sur la rémunération des dirigeants pourrait durer encore longtemps, sauf à ce que les acteurs commencent par s’approprier cette leçon talmudique que René Girard empreinte à Levinas pour rappeler que l’unanimité dans le jugement est suspecte en tant que telle et qu’un coupable désigné n’est pas forcément un coupable réel : « tout accusé qui fait contre lui l’unanimité de ses juges doit immédiatement être relâché. L’unanimité accusatrice est suspecte en tant que telle ! Elle suggère l’innocence de l’accusé » (Girard, 1978, p. 574).

Notes
69.

Dans « La route antique des hommes pervers », Girard compare les sorts réservés à Œdipe et Job pour montrer que la résistance du second, qui ne cesse d’opposer à ses juges l’inanité de leurs accusations, rend la mécanique sacrificielle beaucoup moins efficace que dans le cas d’Œdipe… qui se reconnaît pour sa part coupable. Il écrit ainsi la chose suivante : « Œdipe est un bouc-émissaire réussi, parce que toujours méconnu en tant que tel. Job est un bouc-émissaire manqué. Il détraque la mythologie qui devait le dévorer en maintenant son point de vue face à l’unanimité formidable qui se referme sur lui. En restant fidèle à sa vérité de victime, Job est vraiment ce héros de la connaissance qu’Œdipe n’est pas mais passe pour être aux yeux de la tradition philosophique » (Girard, 1985, p. 45).