Conclusion générale

Dans cette thèse, dont l’objectif était de comprendre ce que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants nous révèle sur la nature et le fonctionnement des sociétés libérales, nous avons présenté cinq chapitres :

Dans le premier chapitre, consacré à la présentation de l’épistémologie et de la méthodologie de notre recherche, nous avons commencé par rappeler que cette problématique nous situait dans le champ de la « sociologie de la critique » – qui analyse les conditions de la critique par le corps social ainsi que ses conséquences sur la dynamique des sociétés. Notre objectif était d’insister, par là-même, sur la nature essentiellement interprétative de notre travail, dans le cadre duquel il nous fallait saisir la manière dont le sens commun fait prise avec la question de la rémunération des dirigeants. Par suite, nous avons alors précisé quelles étaient les règles d’une interprétation « réussie » dans cette perspective, c'est-à-dire fidèle aux transformations que les acteurs faisaient eux-mêmes subir au dossier. En veillant à ce qu’un retour sur le contenu de leurs arguments soit toujours possible, ce qui est évidemment crucial dans une optique compréhensive, nous avons montré que cela passait par la création d’un « langage-pivot » (i.e. catégories d’entités et êtres-fictifs). À partir de la langue des acteurs et sur la base de recoupements qu’ils feraient naturellement entre des désignations a priori hétérogènes, l’intérêt de ce travail était de rendre possibles des opérations sur le corpus ne pouvant être menées sans aucune instrumentation. C’est ainsi qu’en ancrant notre méthode au cœur du raisonnement interprétatif, nous nous donnions la possibilité de faire « prise » avec les grandes tendances du dossier et, partant, de répondre à la question que nous posions dans ce travail : qu’est-ce que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants révèle sur la nature et le fonctionnement des sociétés libérales ?

Dans le second chapitre, nous avons alors testé, sur cette base, une première hypothèse pour tenter d’expliquer l’existence de la controverse publique sur le sujet : celle de l’inculture économique des acteurs. Cette première hypothèse venait naturellement à l’esprit au regard de l’apparent décalage qui existe entre les troubles que cette problématique provoque au niveau social et la solidité du modèle économique libéral auquel se réfèrent la plupart des chercheurs qui travaillent sur la rémunération des dirigeants. C’est ainsi qu’après avoir présenté l’épure théorique de ce modèle, au sein duquel la justification de la rémunération des dirigeants se voit fondée sur la reconnaissance de leurs performances sanctionnées par le « marché des dirigeants », nous avons montré que l’on retrouvait de nombreuses traces, dans le discours des acteurs, de cette « solution libérale » au problème de la rémunération des dirigeants. Selon nous, cela ne signifiait pas que les acteurs connaissent le modèle, mais qu’ils n’ignorent pas ses mécanismes et se réfèrent même implicitement à lui. En soi, cela était néanmoins suffisant pour que nous puissions invalider l’hypothèse d’ignorance des acteurs et que nous cherchions par conséquent ailleurs les causes de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants.

À cette fin, nous avons alors posé une nouvelle hypothèse de travail dans le chapitre suivant, celle des contradictions internes du modèle économique libéral, hypothèse qui venait à son tour à l’esprit pour expliquer l’existence de la controverse après avoir montré que les acteurs n’avaient de cesse de se référer à ce modèle. Pour « tester » cette hypothèse, nous avons alors commencé par prendre appui sur un certain nombre de contradictions empiriques relevées dans la littérature savante, cela afin de montrer qu’il est déjà difficile d’objectiver le lien entre rémunération des dirigeants et performance de l’entreprise. Ensuite, nous avons constaté que les acteurs de la controverse publique émettent des critiques qui ne sont pas étrangères aux arguments des théoriciens du pouvoir managérial, qui voient dans ces contradictions la « non-réalisation » des promesses libérales. C’est ainsi que les uns et les autres montrent que, dans le cadre libéral, les problèmes sont notamment dus au fait que les dirigeants ont le pouvoir d’instrumentaliser les dispositifs d’incitation et de contrôle censés réguler l’opportunisme supposé des dirigeants et garantir, par extension, que seuls les « meilleurs » d’entre eux sont récompensés. Ce qui signifiait que la controverse sur la rémunération des dirigeants offre de ce point de vue comme un « écho du savoir », en ce sens que l’on retrouve les difficultés sur lesquelles buttent tous ceux qui, dans la perspective libérale, appréhendent la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants sur la base d’une résolution (supposée) automatique par les « lois du marché ».

Dans le chapitre suivant, nous avons alors choisi d’orienter l’analyse vers la compréhension des raisons pour lesquelles les acteurs continuent malgré tout de se référer à un modèle qui est intrinsèquement problématique sur la question des rémunérations. Pour cela, nous avons testé l’hypothèse selon laquelle cela n’était pas indépendant du fait que la pensée politique libérale était capable de résister au défi posé par l’existence de ses contradictions internes du fait de la croyance selon laquelle ces dernières peuvent être dépassées dans un avenir plus ou moins proche. C’est ce que nous avons appelé « l’eschatologie libérale ». L’analyse du discours des acteurs nous a ensuite permis de confirmer que cette « eschatologie libérale » joue comme une « compensation » par rapport aux problèmes de justification que posent certains montants et/ou pratiques de rémunération des dirigeants. Le fait que ce soit avec le marché, plutôt que sans, que les acteurs espèrent régler les problèmes de justification de la rémunération des dirigeants dans le futur nous a semblé particulièrement significatif dans cette perspective. Selon nous, cela venait confirmer qu’à l’instar des théoriciens du modèle économique libéral, les acteurs sont plus profondément attachés qu’ils ne le disent aux « valeurs » du libéralisme, qui semblent ainsi constituer le seul horizon « souhaitable » en dépit de tous les problèmes de régulation posés par l’opportunisme supposé des individus.

Dès lors, dans le dernier chapitre, nous avons tenté de dégager une interprétation générale de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants, notamment pour savoir si les acteurs ne courraient pas après une chimère en matière de justification de la rémunération des dirigeants, soit un idéal de justice « eschatologique » qui serait parfaitement inatteignable. En nous fondant sur le modèle mimétique de René Girard, selon lequel, notamment, le désir pour un objet se fait d’autant plus fort qu’il résiste à sa capture, nous avons montré que cette hypothèse d’irréalisme était d’autant plus acceptable que les critères de la justice libérale semblent être en soi irréalisables – ce qui stimule le désir de justice des acteurs., Nous avons alors montré que le mouvement régulier des « scandales » auquel nous assistons en matière de rémunération des dirigeants se présentait comme l’aboutissement logique de cette ruse de la raison… Les acteurs y trouvant de quoi nourrir l’impression que les efforts qu’ils font pour obtenir réparation de ce qu’ils estiment être une injustice ne sont pas vains.

Il reste alors, pour conclure ce travail doctoral, à tirer les enseignements sur la manière dont la controverse se structure autour de la « bouc-émissarisation » régulière de certains dirigeants, au travers de laquelle on redécouvre que « partout et toujours, lorsque les hommes ne peuvent pas ou n’osent pas s’en prendre à l’objet qui motive leur colère, ils se cherchent inconsciemment des substituts, et le plus souvent ils en trouvent » (Girard, 2001, p. 60). Comme René Girard l’a montré, que le bouc émissaire soit innocent ou coupable n’a pas d’importance ici. En effet, c’est uniquement le recours au mécanisme social de désignation d’une victime expiatoire pour que l’illusion de justice soit conservée qui nous intéresse. Cela met en évidence que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants fait émerger des structures de régulation sociales dans le cadre libéral. Pour ce faire, nous allons commencer par rappeler que la pensée libérale s’est construite sur l’utopie humaniste d’une société de justice, fondée sur la liberté individuelle et l’absence de violence (section 1). Cela afin de mettre en résonance ce « projet » avec la violence qui est faite au « dirigeant-bouc-émissaire » pour maintenir l’idéal de justice, phénomène qui trahit l’incapacité de la société libérale à assurer et assumer les conditions de la modernité qui la fonde (section 2).