1.1. De la diversité des libéralismes… à l’utopie libérale

Il est difficile de parler du libéralisme au singulier. En effet, depuis la formation de la pensée libérale entre les 17ème et 18ème siècles, jusqu’à l’émergence d’un « néolibéralisme » (Laval, 2007), il est particulièrement malaisé de trouver un dénominateur commun entre les multiples usages de l’expression. Par exemple, qu’y a-t-il de commun entre la pensée d’un Rawls ou d’un Hayek ? D’un Keynes ou d’un Friedman ? Si tous se disent « libéraux », on comprend que ce qui sépare ces auteurs compte au moins autant que ce qui les relie. De même, qu’y a-t-il de commun entre le « libéralisme économique » qui renvoie au marché (Rosanvallon, 1979), le « libéralisme politique » qui consacre le pluralisme des partis et garantit l’égalité des droits des individus (Rawls, 1995) ou bien, encore, le libéralisme moral et social, marqué par l’ambition d’une société où la vie des plus démunis pourraient faire l’expérience d’une vraie liberté (Magnette, 2006) ?

On le voit sans problème, et c’est le commencement usuel de la plupart des enquêtes sur le libéralisme, la notion est de ce point de vue « faussement simple », parce qu’elle se présente initialement comme « un complexe d’orientations théoriques et pratiques, faiblement intégré, qui s’est constitué au cours du processus historique de laïcisation et de spécialisation du pouvoir politique »(Boudon et Bourricaud, 2006, p. 341).Pour autant, si l’on parle « du » libéralisme, au singulier donc, ce n’est pas non plus par un abus de langage étant donné que l’on retrouve, derrière cette diversité des libéralismes, un même corps de croyances, tout entier structuré autour d’une « éthique » qui est obsédée par la violence et la capacité destructrice des passions humaines. Dans cette perspective, le libéralisme devient alors l’expression qui exprime les idées sur la base desquelles notre « modernité » s’est construite avec l’ambition, « quasi utopique », de mettre fin à la peur et à la misère (Audard, 2009).

De fait, si la justice revêt une importance cruciale aux yeux des penseurs libéraux, c’est qu’elle fait partie intégrante du noyau stable de valeurs autour desquelles ils pensent pouvoir organiser cette « société bonne » à l’intérieur de laquelle l’arbitraire de la force ferait place à la préservation d’une même puissance d’agir pour tout individu (Canto-Sperber, 2006). C’est ce que John Rawls exprime par son refus de la logique sacrificielle70, qui est contraire à cette idée force de la pensée libérale selon laquelle toute société juste se doit d’assurer que les différences entre individus ne remettent pas en cause leur id-entité. En effet, pour le philosophe américain, dire que « chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée »(Rawls, 1997, pp. 29-30), c’est rappeler que, dans l’univers libéral, la justice est inséparable de ce « foyer de l’imaginaire social des sociétés modernes » qu’est l’égalité (Dupuy, 2009a, p. 206).

Certains auteurs ont caractérisé cette spécificité de la conception libérale de la justice en se penchant sur l’action du juge, qui consiste à s’interroger sur les modalités de construction d’une interprétation du droit qui permettre de rendre les décisions les plus justes, c'est-à-dire celles qui respectent l’intégrité des personnes. Dans une veine similaire à celle de John Rawls, Ronald Dworkin cherche notamment à offrir une représentation du travail que le juge est appelé à remplir pour que son jugement puisse prétendre à la légitimité dans cette perspective (Dworkin, 1994). Son objectif est de rappeler que, pour ce faire, le juge doit intégrer, dans son processus de prise de décision, une évaluation de ses propres valeurs, idées ou croyances pour trouver cette position de « spectateur impartial » qui interprète et « juge », au sens strict du terme. Ce qui est une façon d’affirmerque l’universalisme de la justice tient d’une aptitude singulière, d’une qualité subtile voire d’un esprit de finesse qui consiste à juger au-delà même parfois de ce que dit le droit71.

Notes
70.

Attention toutefois de ne pas confondre ici avec la manière dont Girard appréhende la question du sacrifice. En effet, là où Girard voit dans le sacrifice une forme de régulation sociale, Rawls y voit avant tout une négation de la commune humanité des acteurs. En d’autres termes, s’il y a de la « morale » chez Rawls, il n’y en a pas chez Girard.

71.

Dworkin use de la métaphore du roman à la chaîne, devenue célèbre : sous le principe de cohérence narrative, si plusieurs auteurs étaient amenés à écrire un seul chapitre d’un roman en comportant plusieurs, il leur faudrait, pour que ce qu’ils écrivent soit cohérent avec le reste du texte, connaître ce qui a déjà été écrit et anticiper tout ce qui reste à écrire : « dans cette entreprise, un groupe de romanciers écrit un roman chacun à son tour : chaque romancier de la chaîne interprète les chapitres qu’il a reçus pour écrire un nouveau chapitre, qui vient alors s’ajouter à ce que reçoit le romancier suivant, et ainsi de suite, chacun doit écrire son chapitre pour aider à la meilleure élaboration possible du roman (…) Chaque romancier veut bâtir un seul roman à partir des matériaux qu’on lui a donnés, de son apport personnel et (dans la mesure où il en a la maîtrise) de l’apport que voudront ou pourront ajouter ses successeurs. Il doit essayer d’en faire le meilleur roman possible qu’on puisse concevoir comme œuvre d’un auteur unique, plutôt que comme c’est le cas effectivement, comme produit par nombre de mains différentes. Voilà qui demande un jugement d’ensemble de sa part ou une série de jugements d’ensemble à mesure qu’il écrit et réécrit » (Dworkin, 1994, pp. 251-252).