1.2. De l’utopie au principe de réalité

Or, même si leurs arguments ne sont pas insurmontables, étant donné que Dworkin s’intéresse à la substance morale et politique des arguments que peut produire le juge dans l’objectif de présenter le droit « sous son meilleur jour », les théoriciens positivistes du droit et du réalisme juridique américain estiment que cette démonstration est empreinte d’une forme d’idéalisme qui s’accorde mal avec ce que l’on sait de la pratique juridique. Selon eux, cela est notamment visible dans la lecture que Dworkin fait des « cas difficiles » – hard cases –, situations où ce ne sont plus les règles existantes qu’il s’agit d’interpréter, mais le « silence de la loi » en tant que tel (Dworkin, 1994). En effet, d’après ces auteurs, le juge userait dans ces situations d’un « pouvoir discrétionnaire » pour rendre ses décisions, ce qui serait contraire à l’esprit d’équité censé présider à toute caractérisation juridique de la décision selon Dworkin (Allard, 2005).

C’est ainsi que la pureté du modèle dworkinien se verrait sans cesse remise en cause par l’existence de ce pouvoir discrétionnaire… comme celle du modèle économique libéral peut l’être également en raison du « pouvoir managérial » que d’aucuns estiment être à l’origine de tous les problèmes que les grandes sociétés cotées rencontrent.

Et de retomber sur un problème de fond, qui se pose à toute conception de la justice fondée sur un principe d’égalité : sa nature « réalistement utopique » (Dupuy, 2003). Utopique, en effet, parce qu’en cherchant à identifier des règles et/ou des institutions justes (i.e. celles qui permettraient de garantir le respect des droits individuels de la personne) sans se préoccuper des sociétés concrètes qui en procèdent (Sen, 2009), elle néglige le fait que les individus sont globalement incapables de s’élever au niveau d’exigence, à la fois intellectuel et moral, que recommande cette justice qui s’incarne dans « l’esprit des lois ». C’est ce que nous avons pu l’observer à travers la manière dont la controverse publique sur la rémunération des dirigeants se structure autour de la « bouc-émissarisation » régulière de certains dirigeants (chapitre 5), à savoir qu’il ne suffit donc pas de dresser une liste de « principes » de justice destinés à servir de règles dans une société « bien ordonnée » pour faire taire la violence, et l’injustice qui lui est inhérente (cf. section 2).

C’est d’ailleurs ce qui vaut à l’œuvre de John Rawls les critiques de Jean-Pierre Dupuy, qui la considère comme l’archétype d’une philosophie incapable de « penser le mal » :

‘« Je regrette aujourd’hui d’avoir tant fait pour la diffusion de cette œuvre. Elle concerne un monde possible, qui serait peuplé de zombies raisonnables et complètement étrangers au tragique de la condition humaine, mais ce monde n’est pas le nôtre, hélas peut-être. L’irénisme naïf, pompeux, académique et quelque fois ridicule des développements de Théorie de la justice m’apparaît aujourd’hui une faute contre l’esprit. Ne pas voir le mal pour ce qu’il est, c’est s’en rendre complice » (Dupuy, 2003, pp. 33-34). ’

Pour Dupuy, qui s’inscrit en cela dans la perspective de René Girard, l’erreur fondamentale de Rawls est de croire « qu’une société juste et qui se sait comme telle est une société qui coupe court au ressentiment ; [soit] de ne pas voir que c’est précisément dans une société qui s’afficherait publiquement comme juste que ceux qui s’y trouvent en situation d’infériorité ne pourraient qu’éprouver du ressentiment » (Dupuy, 2009a, p. 226)72.

En d’autres termes, ce que l’auteur de Théorie de la justice néglige à ses yeux, en raison du fait que le dispositif de la « position originelle » à partir duquel il fonde sa théorie exclut cette possibilité73, c’est que le désir de justice des acteurs puisse devenir lui-même un moteur de violence, comme cela est perceptible à travers ce paradoxe qui voit les opposants d’un conflit se battre pour obtenir le statut de « victime » (Dupuy, 2003). Et c’est bien ce qui ressort de notre enquête, qui nous a permis de « mettre au jour » la réalité ambivalente de ce désir de justice des acteurs, qui est toujours à la fois ce qui les relie et ce qui les oppose – et qui les relie d’autant mieux qu’ils ne cessent de s’opposer, comme s’ils étaient des partenaires qui s’entendent,« mais pour la mésentente seulement » (Girard, 2007a, [1961], p. 118).

Ce qui est aussi, in fine, une façon de redécouvrir que c’est le plus souvent là où les désirs des acteurs convergent que leurs intérêts se mettent à diverger :

‘« La communauté des désirs, leur convergence vers le même désirable – le fait que dans une société humaine tous convoitent les mêmes biens, adhèrent aux mêmes normes, valorisent les mêmes idéalités (optent pour les mêmes "valeurs") –, n’exclut pas une mise en question de l’ordre établi, qui peut se vouloir des plus radicales. Le consensus culturel ne signifie nullement le consensus social. Le ‘désirer ensemble’ n’est pas un agent de paix, d’harmonie, de fraternité, mais un facteur de tension, de division, voire de violence » (De Radkowski, 2002, p. 205, nous soulignons). ’

En effet, parce que les individus sociaux sont considérés, par le libéralisme, comme parfaitement égaux en droit et interchangeables, et parce que la justice est comprise comme un contrat entre eux, l’idéal de justice est à la fois inatteignable et toujours renouvelé par le désir de justice des citoyens. Ce qui laisse à penser que la société libérale est donc moins « moderne » qu’elle se prétend, cette dernière se voyant par là-même exposée au même problème que les sociétés pré-modernes, dites « archaïques » dans le langage girardien, ont toujours affronté comme nous allons le voir-ci-dessous.

Notes
72.

Ainsi, c’est parce que la théorie libérale affirme l’émergence de rémunérations justes par le marché que ceux qui sont en situation d’infériorité éprouvent du ressentiment ; ce fondement du « mal » que les libéraux, paradoxalement, n’arrivent pas à penser alors qu’ils partent d’une conception de l’homme en société comme animal avide et plus ou moins insatiable. Il y aurait d’ailleurs une belle thèse à faire sur ce « saut logique » qui voit les libéraux partir du mal pour arriver au bien via le mythe de la « main invisible » sans jamais approfondir l’hypothèse que la somme des comportements mauvais puisse, au contraire, renforcer les structures du mal à tel point qu’il soit impossible d’en sortir…

73.

Dupuy montre, en effet, que le positionnement de Rawls dans Théorie de la justice est d’emblée « anti-sacrificiel », et qu’il ne permet pas de saisir cette logique des passions humaines qui conduit les acteurs à entrer dans le cercle de la violence mimétique à l’œuvre dans la mise à mort d’un innocent par une foule en furie.