2.1. La société libérale : avatar des sociétés archaïques ?

Dans la récente enquête qu’elle a consacrée au libéralisme, Catherine Audard écrit : « le libéralisme a peut-être péché par optimisme [en ce sens que] le mal est absent de sa vision du monde, peut-être pas le mal visible de la haine d’autrui et de la terreur, mais celui plus profond de l’ambivalence de tout objectif humain qui se retourne contre lui-même et conduit à détruire ce qu’il cherchait à réaliser » (Audard, 2009, p. 26). La traductrice française de la « Théorie de la justice » de Rawls mettait ainsi le doigt sur un problème qui trouve une très bonne illustration dans notre dossier : dans un contexte de crise de justification de la rémunération des dirigeants, certains dirigeants jouent le rôle de la victime émissaire sur laquelle les acteurs de la controverse desservent régulièrement la violence engendrée par le sentiment d’injustice qu’ils ressentent de manière latente. De ce phénomène, il ressort que si les sociétés libérales se sont constitué dans l’objectif affiché de mettre fin à la violence des sociétés « pré-modernes », elles n’engendrent pas moins de nouvelles formes de violence, à savoir, ici, celle qui s’exerce dans le cadre des « scandales ».

Car bien que cette violence faite au « dirigeant-bouc-émissaire » soit plus diffuse que celle qui s’exerçait dans le cadre des sociétés dites « archaïques », à l’intérieur desquelles le sacrifice donnait souvent lieu à un meurtre collectif avant de se voir « ritualisé », elle n’en est pas moins bien réelle. En somme, même « euphémisé », le sacrifice comme forme de régulation sociale répond de cette logique à laquelle René Girard fait jouer un rôle clé dans l’explication du fonctionnement social : trouver un exutoire régulier qui permette à la violence née du désir mimétique (ici, le désir d’égalité) de s’exercer sans mettre en péril la société tout entière – et même si cela se paie du prix d’une injustice qui se méconnaît (Girard, 2007b, [1972] ; 1978 ; 1982 ; 2004). Ce qui permet effectivement de limiter les risques de contamination de la violence à l’intérieur du groupe en lui donnant la possibilité de s’exprimer : « on ne peut tromper la violence que dans la mesure où on ne la prive pas de tout exutoire, où on lui fournit quelque chose à se mettre sous la dent » (Girard, 2007b, [1972], p. 301). 

C’est ainsi que si les sociétés libérales disent avoir « libéré » les individus des systèmes d’interdits et d’obligations hiérarchiques qui caractérisent les sociétés traditionnelles, elles ne retrouvent pas moins le mécanisme désir mimétique-violence victimaire propre aux sociétés archaïques (Girard, 1972). En d’autres termes, leurs « différences » ne cachent pas l’invariant, à savoir cet « invariant énigmatique de toutes les cultures humaines » (Guillebaud, 207, p. 241) qu’est le sacrifice du bouc-émissaire, entendu comme ce processus à travers lequel les sociétés humaines sont capables de refonder l’unité d’un groupe mise en péril par des germes de dissension partout répandus.

Alors qu’elles portent au plus haut point le souci pour les « victimes », c’est ainsi que les sociétés libérales « modernes » se voient du même coup confrontées à un mécanisme qui éclaire leur nature : celle d’être tout aussi incapables que les sociétés archaïques de tromper la violence autrement que par la violence. C’est du moins ce qui ressort de l’observation selon laquelle les « victimes » de l’injustice sociale éteignent le désir de justice qu’en se focalisant sur des victimes expiatoires de la polémique, dont le sacrifice est censé ramener le calme. Comme l’a bien montré Girard, cela signifie que le fait de faire une place infinie aux « victimes », comme c’est par exemple le cas chez John Rawls, ne suffit donc pas à pacifier le monde étant donné que c’est désormais « au nom des victimes que les autres ont réellement ou prétendument commises que l’on persécute, tue, massacre ou mutile » (Dupuy, 2003, p. 48).

Dans notre cas, que la mutilation ne soit que « médiatique » ou « réputationnelle » ne change rien à l’affaire, la « bouc-émissarisation » régulière de certains dirigeants permettant de poursuivre l’illusion d’une justice à venir par l’illusion mensongère d’une justice présente. Car qu’il soit « coupable » ou « innocent », le dirigeant victimisé ne saurait résoudre la demande de justice quant aux rémunérations, les fondements de cette demande (l’égalitarisme individuel) la rendant à la fois nécessaire et impossible comme nous l’avons montré dans ce travail. C’est ainsi que l’on peut conclure provisoirement avec Jean Claude Guillebaud, discutant l’actualité de l’œuvre de Girard, que « si le souci pour les victimes est un progrès moral indiscutable, rien n’est plus menaçant pour la justice » (Guillebaud, 2007, p. 244) – étant entendu que cette « idéologie victimaire » tend à nourrir la logique des représailles auxquels la société libérale se proposait pourtant de mettre fin74.

Notes
74.

Notamment à travers le système judiciaire, dans lequel René Girard voit un prolongement de la vengeance sacrificielle, qui se voit ainsi « rationalisée » et, par là-même, rendue plus efficace : « le système judiciaire rationalise la vengeance, il réussit à la découper et à la limiter comme il l’entend ; il la manipule sans péril ; il en fait une technique extrêmement efficace de guérison et, secondairement, de prévention de la violence » (Girard, 2007, p. 323). Et c’est ainsi que poursuivre quelques grands patrons devant les tribunaux permet de rationaliser la violence symbolique dont ils sont l’objet…