2.2. Le libéralisme face à la violence ou la naïveté de l’idéologie libérale

Aussi, c’est bien ce « cercle vicieux », qui voit l’idéal de justice sociale se transformer en une « étrange boulimie de coupables et de sacrifices » (Guillebaud, 2007, p. 245), qui nous laisse à penser que les sociétés libérales sont non seulement plus « archaïques » qu’on ne le croit généralement, mais aussi, d’une certaine façon, pareillement violentes que toutes celles qui les ont précédées. René Girard le souligne avec force dans l’ouvrage qu’il a récemment consacré à Clausewitz, où il décrit comment la désacralisation du monde libéral « moderne » produit une escalade vers le pire, une « montée aux extrêmes » entre des adversaires qui rivalisent avec d’autant moins de retenue que les obstacles à la justice sont partout dès lors qu’ils sont engagés dans une compétition égalitaire et « méritocratique » pour les meilleures places de la société (Girard, 2008a).

Ici, davantage encore qu’à Girard, c’est à Jean-Pierre Dupuy qu’il faut se référer pour saisir ce qui est plus précisément en jeu, in fine, dans le phénomène de répétition des scandales de rémunération des dirigeants et le phénomène de bouc-émissarisation qui lui est sous-jacent. En effet, ce dernier a bien montré que, par rapport à l’optimisme qui se dégage du modèle de l’harmonie naturelle des intérêts égoïstes, qui est celui autour duquel l’analyse économique libérale de la rémunération des dirigeants se construit, nos sociétés libérales ont de plus en plus de mal à « contenir » le déchaînement des passions destructrices que cette concurrence tend à instaurer (Dupuy, 1979, 1992, 2009a et 2009b). Car, derrière la concurrence, c’est avec un flot constant de frustrations et de ressentiments qu’il s’agit de composer, étant entendu que les « vaincus » de la compétition ont souvent tôt fait de se présenter comme des « victimes » qui réclament réparation et vengeance75

Ce qui revient à dire que si scandale il y a en matière de rémunération des dirigeants, c’est que la « charge passionnelle » et l’« énergie conflictuelle » qui naissent du sentiment d’injustice ne trouvent à se résorber que dans la désignation de certains bouc-émissaires, sans lesquels les individus ne pourraient collectivement plus croire en la justice (chapitre 5). Cela éclaire par conséquent les dilemmes auxquelles la société libérale se voit confrontée lorsqu’elle érige l’« égalité » au rang de principe. Nonobstant que ce dernier s’oppose aux tendances générales des sociétés, et partant à quel point notre société est exceptionnelle et la réalisation de l’idéal égalitaire délicate, elle néglige notamment le fait qu’elle pourrait devenir « invivable » si les individus qui la composent sont incapables de s’affranchir de leur désir de justice ; ce dernier n’étant jamais assouvi dans un cadre idéologique qui, par définition, ne peut l’assouvir.

In fine, c’est la naïveté de la conception libérale de la sociale qu’il s’agirait par là même de questionner car, si la justice « ne peut continuer à prétendre pouvoir être un but directeur que s’il existe pour elle des éléments incontestés, fussent-ils très vagues » (Höffe et Merle, 2005, p. 364), alors peut-être faudrait-il commencer par reconnaître que les éléments sur lesquels elle repose sont fondés sur une conception totalement « idéalisée » du comportement humain. Avant de présenter les limites de notre recherche, c’est là une façon de conclure notre travail par la formulation d’un vœu qui se double d’une exigence : repenser cet « impensé » des théories libérales de la justice que l’analyse de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants nous a permis de mieux cerner, à savoir qu’elles sont construites sur la dénégation d’une violence qui est, pourtant, consubstantielle aux rapports humains comme l’a montré Girard dans l’ensemble de son œuvre.

Notes
75.

Et le cynisme des acteurs, dont nous avons plusieurs fois rencontré la trace à l’intérieur de notre corpus, de prendre une signification plus inquiétante et dramatique dans cette perspective, celle du mal dont les acteurs sont par conséquent cas capables lorsqu’ils s’en vont de ce « rire affreux qui retentit comme l’écho d’un scandale » (Aymé, 1973, p. 21).