Section 3. Limites et perspectives de la recherche

Sans remettre en cause les apports de notre travail que nous venons de résumer, nous allons maintenant présenter ses principales limites et les perspectives de recherche qu’il nous permet d’entrevoir. Cela non pas tant par convention que dans l’objectif d’apporter des explications complémentaires sur une démonstration qui demeure nécessairement imparfaite, notamment en raison de notre volonté, très tôt affirmée, d’utiliser un objet précis (i.e. la controverse sur la rémunération des dirigeants) pour interroger en un autre, qui l’est beaucoup moins (i.e. le fonctionnement de la société libérale en termes d’égalité). Car, comme dans toute recherche, particulièrement dans le cadre des sciences sociales, l’espoir d’une totalisation sur un sujet est faible, pour des raisons qui ont à la fois trait à la complexité des faits sociaux et la parcellisation des savoirs qui en est le produit.

Comme nous avons eu l’occasion de le rappeler dès le premier chapitre de ce travail doctoral, cela est d’autant plus vrai lorsque l’on se propose d’analyser le genre d’objets communément réunis sous le label d’« affaires ». On sait, en effet, que ces derniers ne peuvent se prêter qu’à une connaissance partielle, jamais achevée parce qu’inachevable… et difficile à exprimer sous la forme d’une argumentation logique et formelle. Au final, c’est ainsi que la pertinence de notre « thèse » (i.e. la révélation, au travers du phénomène de bouc-émissarisation régulière de certains dirigeants emportés dans des scandales de rémunération, de la violence et de l’archaïsme des sociétés libérales) peut se voir interrogée. En effet, que peut-on retirer de cette interprétation d’après laquelle la manière dont la controverse publique sur la rémunération des dirigeants se structure permet de retrouver, au cœur des sociétés libérales dites « modernes », la mécanique d’expulsion de la violence par la violence qui est propre aux sociétés dites « archaïques » ?

Avouons-le, répondre à cette question est particulièrement difficile. D’une part en raison du haut degré d’abstraction et de généralité de cette interprétation, qui nous renvoie à une analyse du rapport entre le « sacré » et la « violence » (Girard, 1972) qui s’est, au moins en apparence, délité sous les effets de la désacralisation apparente de nos sociétés libérales. D’autre part parce qu’en dépit de son importance pour la compréhension de ce qui est « en jeu » dans la controverse publique sur la rémunération des dirigeants, le phénomène social de « bouc-émissarisation » de tel ou tel dirigeant n’épuise évidemment pas toute la complexité de cette affaire. Et, enfin, parce que tout cela n’est pas susciter l’impression que l’arrêt de l’analyse se paie donc au prix d’une très grande incertitude quant aux « chemins » vers lesquels nous mènent un tel travail.

Car s’il est intéressant de travailler à dégager des régularités derrière un phénomène historique singulier, il n’est en pas moins vrai qu’une telle démarche pose sans doute plus de questions qu’elle n’apporte de réponses... Ainsi pourra-t-on regretter de ne trouver à l’issue de ce travail aucun apport théorique parfaitement ciblé, ni aucune « recommandation » visant à améliorer les pratiques de rémunération des dirigeants, etc. alors que ce sont des points sur lesquels on estime devoir clore une recherche… dont la communauté (pas seulement scientifique) attend généralement qu’elle soit « utile ». Pour nous, cette absence est néanmoins le corollaire obligé du primat de l’interprétation, au sens où notre connaissance du dossier ne nous empêche pas de douter qu’il soit opportun d’objectiver ainsi nos résultats ; et cela d’autant plus que l’on sait pertinemment que tout ne se résume pas à des « jeux de langages » dans la construction du sens commun, les nombreux verbatim qui jalonnent les parties empiriques de ce travail doctoral étant, de ce point de vue, les illustrations d’une tendance projective beaucoup plus que des « preuves » au sens strict du terme.

En effet, quelles recommandations pourrions-nous faire alors que nous avons, dès l’entame de travail, largement insisté pour dire que la logique d’ordonnancement des dynamiques sociales à l’œuvre dans une controverse publique n’est jamais immédiatement saisissable à travers le dire des acteurs ? Cela ne créerait-il pas un apparent décalage par rapport à la « modestie » que recommande l’analyse de ce type d’objets, dont les contours sont à eux seuls difficiles à établir ? Du reste, n’avons-nous pas nous-mêmes souligné combien les solutions déjà mises en œuvre pour « moraliser » les pratiques de rémunération des dirigeants peuvent être ambivalentes au regard de leurs effets, comme celle de la transparence à laquelle nous nous principalement intéressés ? On le voit, c’est la nature même de notre objet de recherche qui permet d’expliquer les limites de celles-ci…

Des limites qui sont donc aussi celles d’une méthodologie qui, pour être certes « dédiée » à l’analyse des controverses, ne nous a pas moins conduits à grossir certains traits du dossier pour en laisser certains autres dans l’ombre. Car en prenant appui sur la théorie libérale pour construire, à partir de la langue des acteurs, un « formalisme intermédiaire » dans l’objectif d’analyser le fonctionnement du sens commun, nous avons laissé de côté la question de savoir si les acteurs puisent dans d’autres registres de justification, et si oui lesquels. Ce qui était à la fois inévitable étant donné que notre objectif était de comprendre le sens de cette controverse au égard à l’idéologie libérale dominante. Mais en même temps problématique, sachant que cela avait pour conséquence de « figer » notre manière d’investir notre corpus de textes via l’utilisation d’un langage-pivot qui est, de ce point de vue, au moins autant « problème » que « solution ». Ce qui est d’autant plus crucial, par ailleurs, que nous avons tenté de capturer la polémique à travers le prisme particulier de la presse écrite ; qui, pour constituer un miroir sans doute assez fidèle de la controverse publique, n’est peut-être plus aujourd’hui, à l’heure de la « blogosphère », le principal lieu où la critique sociale se donne saisir…

Ces remarques étant faites, cela nous permet de conclure ce travail en disant que s’il y a donc quelque chose à tirer de notre interprétation « girardienne » de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants, c’est qu’elle a avant tout le mérite d’ouvrir un espace pour de futures recherches. Des recherches qui porteraient, pour l’essentiel :

  1. Sur les impasses du modèle libéral de la justice sociale, qui fonde la très grande majorité des représentations collectives sur le sujet à notre époque. Dimension sur laquelle un auteur comme Jean-Pierre Dupuy a déjà considérablement travaillé (voir notamment Dupuy, 1992) et dont il s’agirait, par conséquent, d’approfondir l’analyse pour mieux comprendre en quoi ce modèle ne peut pas s’appliquer sans générer de la violence.
  2. Sur les problèmes posés par la dénégation de la violence dans l’idéologie libérale. Que ce soit d’un point de vue théorique, pour montrer que c’est elle qui crée l’essentiel des problèmes de cohérence interne du modèle libéral de la justice sociale. Ou d’un point de vue « pratique », pour montrer qu’elle est la source d’un déchaînement de violence symbolique d’autant plus conséquent qu’elle a pour corollaire la sacralisation du statut de victimeSur la question de la rémunération des dirigeants, nous manquons cependant de recul historique pour apprécier, sur ce point précis de la transformation du bouc-émissaire en sacré, l’éventuelle concordance avec la thèse de René Girard. C’est donc un point qui reste lui aussi à approfondir…. Perspective là encore ouverte par Dupuy a la suite de Girard comme nous l’avons dit ci-dessus, mais dont il s’agirait d’analyser plus précisément la portée pour ce qui concerne l’entreprise, qui est sans doute le « lieu » essentiel de réalisation de la modernité (Gomez et Korine, 2009).
  3. Sur la manière dont la société libérale reproduit, tout en les taisant, des « schèmes » qui sont propres aux sociétés archaïques. Travail qui pourrait être mené à travers une analyse de la juridicisation progressive de cette société (en particulier sur des questions relatives à la rémunération des dirigeants, qui a donné lieu à la création de codes de bonne conduite, de lois, etc.), phénomène qui cristallise l’ambivalence d’une société qui cherche à mettre fin à l’escalade de la violence sans être capable, pour autant, de s’affranchir de la mécanique archaïque d’expulsion de la violence par la violence ; qui pour être « euphémisée » par le système judiciaire n’en est pas moins bien réelle.

C’est en tout cas dans cet esprit, qui consiste à faire de cette étude sur la controverse publique autour de la rémunération des dirigeants la première pierre d’un programme de recherche plus ambitieux, que nous avons essayé de travailler durant ces années de doctorat. Des années qui nous auront convaincus d’une chose, à savoir qu’il faut toujours se garder de ses préjugés pour apprendre du monde et des hommes. Car nous pouvons sans doute l’avouer avant d’en terminer, nous étions loin d’imaginer, au début de ce travail, que nous finirions par défendre la thèse d’une « bouc-émissarisation » de certains de ces dirigeants dont les rémunérations suscitaient alors chez nous, comme chez de nombreux autres « acteurs », un fort sentiment d’injustice…