Introduction générale

‘« La Croix-Rousse, quartier historique des ouvriers de la soie, est devenue le lieu emblématique des bobos. Ces urbains, dont la majorité ne sont pas natifs de Lyon ni du Rhône, ont été attirés par le côté village et les beaux logements du quartier, d'anciens ateliers de canuts reconvertis en lofts ou appartements de caractère, avec poutres apparentes, plafonds hauts de plus de 3 mètres et tomettes anciennes. Ils ont commencé par investir « le plateau », situé au sommet de la colline, avec ses immeubles bas, ses petites places, son marché et ses panoramas magiques, puis ils ont conquis « les pentes », un habitat plus dense où cohabitent une population ancienne modeste, des jeunes alternatifs, des créateurs et des cadres supérieurs. » (« Les bobos font passer les villes à gauche.
A la Croix-Rousse, des « intellos » dans les murs des canuts », Le Monde, 25 juin 2007, p. 3)
« De la rue, on ne se doute de rien. Des bicoques en crépi entre deux hangars, adossées à des barres HLM, des meublés insalubres, des bazars à trois sous, des bars-PMU : le quartier du Bas-Montreuil, limitrophe de Vincennes, est une banlieue populaire, sans chic. La rue Bara abrite le premier foyer malien de France. Rue de Paris, les boucheries halal sont plus nombreuses que les bonnes fromageries. Pourtant, il suffit de pousser les grilles, d'entrer dans les cours, de visiter les anciennes usines, les vieux ateliers, pour découvrir d'autres hirondelles des faubourgs. Les ouvriers ou les artisans qui travaillaient jadis pour le faubourg Saint-Antoine ont laissé place à des artistes, cachés à l'abri des façades en meulière, logés dans des lofts retapés. […] Intermittents fauchés, travailleurs indépendants avec enfants, journalistes, universitaires, chassés de Paris par la cherté des loyers, en quête d'un lieu pour répéter, dessiner, sculpter et... respirer, ils ont été des précurseurs. Ces défricheurs de marges, ces décalés – avec du temps, du goût, mais peu d'argent – ont retroussé leurs manches pour retaper eux-mêmes une maison ou un pan d'usine désaffectée.En même temps, ils ont insufflé une nouvelle manière de vivre dans leur quartier. Se cooptant entre eux pour l'achat d'une maison. Et contribuant à rendre la ville plus vivante. Mais plus chère aussi. (« Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris », Le Monde, 30 mai 2004, p. 11)’

Le phénomène de gentrification – c'est-à-dire le processus par lequel d’anciens quartiers populaires de centre-ville se trouvent modifiés par un afflux de ménages de classes moyennes et une réhabilitation du bâti – est identifié depuis maintenant plus de trente ans et continue à affecter les centres de nombreuses métropoles. En se développant, il a pris de nouveaux visages et concerné des espaces et des populations de plus en plus variés (Authier, Bidou-Zachariasen, 2008). La notion continue néanmoins de désigner un ensemble spécifique de transformations de l’espace physique et social urbain. Ces trente années de gentrification apparaissent aujourd'hui comme un matériau riche pour la connaissance des changements urbains et des groupes sociaux qui en sont acteurs.

Notre recherche s’est construite à partir de ce constat en faisant trois choix : tout d’abord, le choix de faire porter l’analyse sur une seule catégorie d’acteurs, les individus et ménages « gentrifieurs », et d’accorder une grande attention à la façon dont ils s’inscrivent dans l’espace urbain et dont celui-ci contribue, en retour, à la constitution de leur position et de leur trajectoire sociales (Authier, 2001) ; ensuite, le choix de tirer profit du recul historique pour nourrir la connaissance de l’évolution des catégories sociales auxquelles ils appartiennent ; enfin, le choix de comparer les gentrifieurs de deux espaces aux propriétés et aux histoires différentes, touchés par des phénomènes de gentrification plus ou moins récents. Nous souhaitons ici présenter cet objet de recherche – les gentrifieurs de ces deux quartiers et leurs façons de gentrifier depuis une trentaine d’années – en indiquant rapidement, dans un premier temps, la façon dont il s’est construit, puis en exposant les questionnements sociologiques auxquels il permet de contribuer. L’exposé des problématiques sociologiques dans lesquelles ce travail prend place et la construction du questionnement de la thèse étant l’objet du premier chapitre, nous n’en présentons ici que les principaux éléments. Nous indiquerons enfin les lignes directrices, tant analytiques que méthodologiques, qui ont guidé ce travail et qui structurent la thèse.