Changement urbain et changement social : éveil d’une curiosité sociologique

Les articulations entre changement urbain et changement sociale sont au cœur de cette thèse. Cet objet s’est construit progressivement ; le recours à la première personne du singulier s’impose pour indiquer brièvement à quelle « curiosité » sociologique il répond.

Deux phénomènes suscitent depuis longtemps ma curiosité. Il s’agit, d’une part, des métamorphoses de la petite couronne parisienne, un type d’espace que je connais pour y avoir grandi et qui s’est transformé, sous mes yeux, à une allure impressionnante. J’ai choisi de faire mes premières armes en sociologie urbaine au début des années 2000 sur ce sujet, en étudiant le renouveau démographique et le renouvellement social ayant marqué la ville d’Issy-les-Moulineaux au cours des années 1990 (Collet, 2000). J’étais orientée dans ce travail par une publication consacrée aux politiques municipales de « revitalisation des aires d’ancienne industrie » dans quatre municipalités des agglomérations parisienne et londonienne (Issy-les-Moulineaux, Montreuil, Islington et Wandsworth) (Boyer, Decoster, Newman, 1999). De façon plus générale, ce travail manifestait l’envie d’appréhender le changement urbain dans sa complexité, notamment à travers la façon dont les politiques municipales et les initiatives des habitants interagissent.

D’autre part, je nourrissais alors une curiosité plus « livresque » pour ces intellectuels « moyens » qui – bien loin des cercles brillants et élitistes du début du siècle qui, comme le groupe de Bloomsbury, fascinaient mes amis de classe préparatoire – peuplent les pages de Claire Bretécher et constituent les « anti-héros » de Pérec dans Les Choses. Des « intellectuels moyens » qui avaient laissé leur empreinte dans certains espaces qui me paraissaient à la fois familiers et déjà surannés – tels ces commerces de la rue Daguerre aux façades jaunes et mauves, que je retrouvais étudiés dans les pages du Triangle du XIVe (Chalvon-Demersay, 1984), mis entre mes mains par Henri Péretz pendant ma maîtrise, alors même que j’auscultais les mutations de la petite couronne.

Peu de points communs, initialement, reliaient ces deux objets de curiosité, si ce n’est un intérêt croissant pour les rapports entre espace social et espace urbain. L’espace m’apparaissait en effet, encore confusément, comme un peu plus qu’une métaphore sociologique, ou qu’une simple surface d’enregistrement et de cristallisation des structures de l’espace social. Stimulée par des travaux sociologiques comme ceux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989) ou d’Isabelle Taboada-Leonetti (1987) sur le 16e arrondissement de Paris, de Sabine Chalvon-Demersay sur le quartier Daguerre (1984) mais aussi par des travaux historiques comme ceux portant sur « les premiers banlieusards » (Faure (éd.), 1991), je souhaitais comprendre pourquoi et comment les différents groupes sociaux se saisissent de l’espace urbain, y inscrivent ou non leur présence et parfois le mobilisent comme une ressource sociale, contribuant au changement urbain. Je voulais également saisir la capacité socialisatrice de l’espace, en retour, sur les individus et la façon dont il pouvait structurer les trajectoires individuelles et les rapports sociaux.

Je me dirigeais en DEA vers le Groupe de Recherche sur la Socialisation, où cette problématique guidait les travaux de Jean-Yves Authier. Sous sa direction, j’entrepris une enquête dans un quartier de Londres, où je cherchais à saisir de façon minutieuse la manière dont des ménages de classes moyennes « prenaient place » et contribuaient, par leurs pratiques résidentielles quotidiennes, au changement urbain (Collet, 2003). Dans les petites rues du quartier de Stoke Newington, étudié quelques années plus tôt par Tim Butler (1996, 1997), j’observais le phénomène de gentrification et sa double dimension, sociale et spatiale : « à la fois une transformation de la composition sociale des résidents […] à travers le remplacement de couches populaires par des couches moyennes salariées, et un processus de nature distincte, celui de la réhabilitation, de l’appropriation et de l’investissement par ces couches sociales d’un stock de logements et de quartiers ouvriers ou populaires » (Bidou-Zachariasen, 2000, p. 264). L’installation de ménages diplômés du supérieur exerçant des professions qualifiées, les travaux qu’ils menaient dans leurs logements et leurs manières d’habiter contribuaient à la revalorisation sociale et économique d’un ancien quartier bourgeois devenu, au milieu du XXe siècle, quartier d’accueil pour les immigrés caribéens. Les ménages acteurs de la gentrification, à Stoke Newington comme ailleurs, apparaissaient ainsi caractérisés à la fois par leur appartenance sociale aux classes moyennes (ou middle classes, ce terme désignant en Angleterre une couche sociale intermédiaire entre nos classes moyennes et supérieures) et par leur participation – souhaitée ou non, consciente ou non – à la transformation de logements et de quartiers anciens populaires. Ayant rencontré à Stoke Newington des gentrifieurs de plusieurs générations, je retrouvais mes « intellectuels moyens » des années 1970-1980. Mais je découvrais également la diversité de leurs successeurs, jeunes ménages prenant leur place – et une place de plus en plus large – dans la structure sociale comme dans l’espace urbain, c'est-à-dire à la frontière entre classes moyennes et classes supérieures, dans des quartiers anciens et anciennement populaires : des artistes et des entrepreneurs culturels ; d’anciens squatters, militants anti-thatchériens convertis, au tournant de la quarantaine, à la vie de famille ; des cadres des services sociaux ; des architectes et designers, indépendants ou salariés ; des avocats d’affaires à la City… Tout un éventail de « nouvelles classes moyennes » qui avait nourri, là-bas, bien plus de travaux qu’en France (Savage et al., 1992 ; Butler, Savage (dir.), 1995). J’y observais également les façons dont ils avaient pris place dans le quartier, mobilisant des ressources diverses (argent, temps, dispositions à l’action collective ou à la sociabilité locale, compétences manuelles et esthétiques) et contribuant de manières différentes à la gentrification du quartier – non sans montrer, de l’un à l’autre, des objectifs ou des attentes fortement contradictoires à l’égard de leur espace résidentiel.