Les « gentrifieurs » : un objet de recherche à l’articulation de la sociologie urbaine et de la sociologie des groupes sociaux

A l’issue de ces travaux et des lectures qu’ils ont suscitées, « les gentrifieurs » sont donc apparus comme un objet d’analyse sociologique intéressant, d’une part, pour appréhender les recompositions d’une partie des classes moyennes depuis les années 1970 à partir de leurs rapports à l’espace résidentiel et, d’autre part, pour étudier la façon dont les habitants prennent part à l’un des processus majeurs de transformation des grandes villes occidentales. En France, la gentrification n’est pas encore un objet de recherche bien constitué au début des années 2000 : hormis quelques auteurs qui s’en saisissent dans le cadre de recherches consacrées aux processus de transformation des quartiers anciens (Authier, 1993, 1995, 1998 ; Simon, 1994, 1995, 1998) et la présentation, lors de colloques, de travaux étrangers qui y sont consacrés (Dansereau, Grafmeyer (dir.), 1998 ; Haumont, Lévy (dir.), 1998), le terme reste peu utilisé. De façon emblématique, le premier ouvrage français consacré explicitement à la question de la gentrification (Bidou-Zachariasen (dir.), 2003) rassemble des travaux menés dans de nombreuses villes des continents européens et américains, parmi lesquelles une seule ville française (Authier, 2003). Catherine Bidou-Zachariasen parle ainsi en 2004 d’un « tabou français ». Elle attribue le peu de travaux consacrés à la gentrification à la myopie durable des sociologues français concernant les régions intermédiaires de l’espace social, plutôt qu’à une histoire urbaine française qui serait, comme le suggèrent plusieurs chercheurs1, foncièrement incompatible avec un tel phénomène (Bidou-Zachariasen, 2004b)2.

De fait, à partir du milieu des années 1980, alors qu’en Angleterre les réflexions sur la « middle class » battaient leur plein (Bidou-Zachariasen, 2000), le thème des classes moyennes, et plus globalement celui des classes sociales, se sont effacés de la sociologie française au profit de l’analyse des nouvelles formes de pauvreté, regroupées sous le terme d’« exclusion ». La diffusion de cette catégorie et de la représentation de l’espace social qui l’accompagne ont orienté le regard vers les « marges » de la société en les opposant à l’ensemble indifférencié que formeraient les « inclus », sans étudier les mécanismes de tri social qui touchent l’ensemble du corps social. La figure sociale élémentaire était celle de l’individu autonome et responsable, et non plus celle du groupe social (Bidou-Zachariasen, 2004a ; Bacqué, Vermeersch, 2007). En sociologie urbaine, ce mouvement idéologique s’est traduit par un intérêt croissant porté aux espaces « de l’exclusion » (notamment Dubet, 1987 ; Dubet, Lapeyronnie, 1992). Par ailleurs se développent des travaux sur les trajectoires résidentielles, saisies à l’échelle du ménage et de la famille élargie (Bonvalet, Fribourg, 1990 ; Bonvalet, Gotman, 1993 ; Bonvalet, Gotman, Grafmeyer (dir.), 1999). Enfin, les relations entre espaces et groupes sociaux font l’objet, d’un côté, de recherches contextualisées (Pinçon-Charlot, 1989, 1992 ; Grafmeyer, 1991, 1992 ; Authier, 1993, 1995, 1998), de l’autre, d’une approche « distributionnelle » fondée sur l’usage des statistiques et souvent guidée par la problématique de la ségrégation urbaine (Chenu, Tabard, 1993 ; Préteceille, 1995). Les débuts difficiles de la notion de gentrification en France sont en partie liés, selon nous, à ces travaux reposant sur l’usage des catégories statistiques, qui agrègent des individus appartenant aux mêmes catégories socioprofessionnelles mais relevant de milieux sociaux différents et faisant des choix résidentiels sensiblement différents.

En témoigne le problème qui se pose alors de la traduction du terme anglais « gentrification ». Le débat s’est principalement formulé dans ces termes : traduire le mot par celui d’« embourgeoisement », ou bien l’importer tel quel en le francisant. La première option semble aujourd'hui abandonnée3. En effet, le terme d’embourgeoisement (utilisé pour désigner une transformation urbaine) renvoie uniquement à une dimension sociale et désigne l’accroissement relatif des catégories supérieures parmi les résidents d’un espace donné, quel qu’il soit4. Cet accroissement relatif des catégories supérieures peut en outre provenir aussi bien d’une éviction des catégories inférieures que d’une arrivée de catégories supérieures, ou d’une élévation du statut socio-économique des habitants déjà présents. Le terme « embourgeoisement » semble ainsi trop large pour constituer un bon équivalent du terme « gentrification », plus restrictif sur le plan géographique (il ne peut concerner que certains espaces, les espaces populaires) et sur le plan sociologique (il ne désigne qu’une seule modalité de l’embourgeoisement, passant par l’afflux de nouveaux habitants)5. La distinction entre « embourgeoisement » et « gentrification » renvoie également aux implicites associés à ces termes. Le terme « embourgeoisement » implique « un a priori sociologique sur l’appartenance sociale des nouveaux habitants, les assimilant à la classe dominante ou les pensant comme solidaires de celle-ci, au moins culturellement sinon économiquement » (Fijalkow, Préteceille, 2006, p. 6). Or la gentrification n’implique pas la bourgeoisie traditionnelle mais de « nouvelles » strates des classes moyennes et supérieures, certes hétérogènes et plus si nouvelles, mais prises dans d’autres enjeux sociaux que ceux de la classe dominante ; leur système de goûts et de valeurs les en distingue également. Le caractère simultanément social et spatial ainsi que les enjeux symboliques et économiques propres à la gentrification font ainsi tout l’intérêt et la spécificité de la notion (Bidou-Zachariasen, 2004b ; Authier et al., 2010, p. 78-80).

Si, au début des années 2000, la gentrification et les gentrifieurs sont donc encore peu étudiés par les chercheurs, ils donnent pendant ce temps matière à des observations et à des commentaires de plus en plus nombreux de la part de journalistes, à partir de deux « sujets » en particulier. Premièrement, le basculement à gauche de Paris et de Lyon aux élections municipales de 2001 révèle l’ampleur de ce phénomène à la fois urbain et social. Ces résultats électoraux semblent en effet entrer en contradiction avec les évolutions sociologiques des deux villes, notamment avec le poids croissant des actifs les plus qualifiés parmi leurs habitants ; le vote à gauche est particulièrement important dans les espaces anciennement populaires ayant connu un fort « embourgeoisement », suggérant par là-même que ce terme ne permet pas de décrire la réalité sociale observée. L’importation de la catégorie de « bobos » permet de pallier cette insuffisance sémantique6 – et constitue le deuxième « sujet » à partir duquel les gentrifieurs, pour une partie d’entre eux du moins, sont évoqués par la presse. Forgée par un journaliste états-unien (Brooks, 2000) à partir des termes « bourgeois » et « bohème », c’est cette catégorie profane qui, paradoxalement, interroge la visibilité croissante d’un certain type de citadins en termes de classes sociales – même si l’auteur déclare in fine les classes et leurs conflits obsolètes. En effet, la thèse de David Brooks est qu’émergerait aux Etats-Unis une nouvelle élite caractérisée par un système de valeurs constituant une synthèse originale des valeurs bourgeoises et des valeurs « bohèmes » (Brooks, 2000, p. 66 sq.). Si cette bipartition de l’espace social est à la fois incomplète (les classes populaires sont entièrement absentes de l’ouvrage) et extrêmement simplificatrice, elle renvoie à la question de la différenciation interne aux classes moyennes et supérieures et aux relations de domination et de distinction qui opposent leurs différentes fractions. Dans son usage français, elle pose la question de l’émergence d’un nouveau groupe social, situé entre classes moyennes et classes supérieures7, à partir de sa visibilité dans l’espace urbain. Les articles très nombreux qui utilisent le terme (De la Porte, 2006) sont consacrés, outre les questions électorales, à l’immobilier et à la consommation (et notamment aux lieux de sortie et aux magasins de décoration). Les « portraits » dressés par les journalistes, essayistes ou auteurs de BD s’ancrent systématiquement dans des espaces particuliers (des quartiers en gentrification) et le rapport même des « bobos » à ces espaces fait partie des descriptions – comme l’illustre la bande dessinée Bienvenue à Boboland (Dupuy, Berberian, 2008), qui « croque » des scènes observées aux alentours du canal Saint-Martin à Paris. Au-delà de ce point commun – celui de la résidence dans un quartier anciennement populaire et dégradé, vécue de façon positive –, ce sont le flou et la variété qui prévalent d’un texte à l’autre : le « bobo » est tour à tour un intellectuel désargenté mais prescripteur culturel, un consommateur « bio » et alter-mondialiste, un nouveau riche préoccupé d’esthétique dans sa vie quotidienne… riche ou pauvre, moraliste ascétique ou jouisseur hédoniste, politisé ou non, parisien ou non, les contradictions abondent – mais elles sont systématiquement attribuées au « bobo » lui-même, fréquemment accusé de se montrer incohérent, de ne pas mettre en conformité ses discours et ses actes. Ces portraits et leur variété ne sont pas sans rappeler les diverses figures des « nouvelles classes moyennes » – celle de l’intellectuel en voie d’établissement des Choses de Pérec, celle du « hippie » ayant sauté le pas du « retour à la terre », celle du militant investi dans les luttes urbaines, etc. – ainsi que les contradictions qui leur étaient, selon Gouldner (1979), inhérentes. Si la catégorie rencontre un tel succès, c’est sans doute en partie en raison de cet écho lointain. C’est aussi, selon nous, parce que l’usage très souple qu’en font les journalistes les conduit à établir un lien diffus entre différentes problématiques travaillées par ailleurs par les chercheurs : la fin du mythe de la « moyennisation » (Chauvel, 1999, 2001), les différenciations internes aux classes moyennes et leur traduction spatiale (Donzelot, 2004 ; Jaillet, 2004), les tensions ségrégationnistes sur un marché immobilier de plus en plus sélectif (Maurin, 2004 ; Préteceille, 2003b, 2006), les mutations du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999), la « crise » des trentenaires et les inégalités générationnelles (Chauvel, 2002 [1998]), les mutations du Parti Socialiste et de la gauche française (Lefebvre, Sawicki, 2006), ou encore la tendance à l’« hybridation culturelle » (Donnat, 1994 ; Lahire, 2001 ; Peterson, 2004). Ces nouveaux habitants des anciens quartiers populaires semblent ainsi soulever des questions intéressantes, que le sociologue se doit d’aborder autrement qu’à travers une catégorie pré-construite par les journalistes.

Travailler sur les « gentrifieurs »8 permet d’étudier cette population en se dotant d’une définition stable et en choisissant un axe problématique particulier, celui de sa relation avec l’espace urbain. Cette catégorie, formée par et pour la recherche, désigne en effet des individus caractérisés, d’une part, par leur position dans l’espace social (n’appartenir ni aux classes populaires ni à la grande bourgeoisie), d’autre part, par leur choix résidentiel et leurs pratiques qui, pour reprendre les termes de Catherine Bidou-Zachariasen (2000, p. 264), conduisent à une appropriation et à une transformation des logements et des quartiers populaires. La catégorie de gentrifieurs permet ainsi d’ausculter des fractions de classes moyennes-supérieures9 faisant un choix résidentiel et mobilisant l’espace de façon comparable au cours du temps et d’une ville à l’autre, sans préjuger de leurs ressemblances ou de leurs différences au-delà de ces deux aspects. Elle permet d’appréhender en même temps les ressorts sociaux de ce phénomène urbain qu’est la gentrification et de saisir leur évolution en lien avec les mutations des villes, de leurs représentations et de la façon dont elles sont administrées. Elle permet enfin de s’intéresser à la façon dont les habitants, à partir de décisions prises à l’échelle du ménage (en lien, bien sûr, avec les structures économiques, sociales et spatiales), participent au changement urbain, et à la façon dont ces investissements dans l’espace résidentiel s’articulent avec les autres trajectoires (professionnelle, familiale, parfois militante) des membres du ménage.

Une telle perspective s’inscrit ainsi dans une tradition sociologique qui considère que l’étude des groupes sociaux est indissociable de l’étude des espaces dans lesquels ils vivent : d’une part, les proximités spatiales peuvent révéler des proximités sociales occultées par les découpages en catégories socioprofessionnelles ; d’autre part, elles peuvent contribuer à « la formation de groupes aux frontières sans doute mouvantes, dont la cohérence serait due à un usage fin de l’espace et à une représentation très proche des propriétés que celui-ci doit présenter » (Magri, 1993, p. 156). C’est ce que montrent aussi bien Yves Grafmeyer que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot à propos de fractions différentes de la grande bourgeoisie à Lyon et à Paris (Grafmeyer, 1991, 1992 ; Pinçon, Pinçon-Charlot, 1989, 1992) ; c’est aussi ce que montrent Jean-Samuel Bordreuil à propos des artistes new-yorkais d’avant-garde dans les années 1960, Catherine Bidou-Zachariasen à propos de la bourgeoisie montante de la fin du XIXe siècle telle que Proust la décrit (Bidou-Zachariasen, 1998) ou, plus récemment, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot (2008) à propos des ménages « petits-moyens » de la banlieue pavillonnaire parisienne. Le dénominateur commun à tous ces travaux est d’envisager que des frontières sociales qui échappent aux catégories statistiques peuvent se constituer, se déplacer ou se renforcer par un travail sur l’espace urbain, et que la position dans l’espace urbain participe à la définition de la position dans l’espace social. Les usages de l’espace permettent en effet de définir et de partager des valeurs, des normes, des goûts qui contribuent à la cohésion du groupe social qui les porte. Celui-ci se constitue aussi par des « luttes symboliques […] [qui] prennent corps et réalité à travers les qualités formelles, qui sont aussi symboliques, des lieux où elles sont mises en forme » (Bidou-Zachariasen, 1998, p. 56), contribuant ainsi au changement urbain.

Cette perspective est fortement articulée à une seconde, qui considère l’espace urbain comme le produit de l’activité sociale dans toute sa complexité, à laquelle les habitants contribuent autant que les aménageurs, les décideurs politiques ou les puissances financières. Maurice Halbwachs a ouvert la voie à un tel type d’analyse montrant, à partir de l’analyse des expropriations et de l’évolution des prix des terrains à Paris entre 1860 et 1900 (Habwachs, 1909), comment les transformations de la morphologie urbaine découlent des fluctuations de la démographie, des mouvements migratoires et, en définitive, des « besoins collectifs ». Les sociologues de l’Ecole de Chicago ont contribué à cette perspective en étudiant comment la ville moderne, en constante évolution, est le produit des flux migratoires, des organisations sociales transitoires, des côtoiement quotidiens des citadins de tous horizons (Grafmeyer, Joseph, 1984). Ils ont en même temps montré comment le cadre de la vie urbaine contribue à façonner le « tempérament » de ses habitants (Wirth, 1938). Un tel programme se retrouve par exemple dans le travail de Jean-Yves Authier sur le quartier Saint-Georges à Lyon (Authier, 1993). Les transformations de ce quartier ancien au cours des années 1980 y sont appréhendées comme le produit des interactions entre une pluralité d’acteurs – habitants, pouvoirs publics, associations, investisseurs ; mais les mutations du quartier conduisent également à la reconfiguration des pratiques et des relations locales. Cette attention portée aux habitants et à leurs relations réciproques de socialisation avec l’espace urbain (Authier, 2001) se retrouve dans les travaux, développés au cours des années 1990 et 2000, sur les trajectoires et les choix résidentiels des ménages (Dansereau, Grafmeyer, 1998 ; Authier, Bonvalet, Lévy, 2010) ou sur les modes de vie en quartier ancien (Authier (dir.), 2001).

Les gentrifieurs paraissent particulièrement redevables de cette double approche, puisqu’ils se caractérisent à la fois par leur position sociale et par leur choix résidentiel, et qu’ils participent au reclassement social des espaces où ils s’installent. Les premières apparitions de gentrifieurs et de phénomènes de gentrification dans la sociologie française au début des années 1980 découlent d’ailleurs de l’adoption de cette approche. Dans un contexte de déclin de la sociologie marxiste, des chercheurs affirment que l’inscription dans l’espace résidentiel est un élément constitutif de la position et de l’identité sociales, notamment pour les classes moyennes (Bidou et al., 1983) ; ils mettent en évidence l’existence de « nouvelles couches moyennes salariées » et montrent comment elles fondent leur « modèle culturel » et leur existence collective, entre autres, sur la mobilisation de certains espaces (les quartiers anciens centraux en particulier) (Bidou, 1984). Au même moment, d’autres chercheurs proposent de considérer la localité comme une échelle pertinente d’observation du changement social ; ils rencontrent également ces « nouvelles classes moyennes » à travers leurs pratiques quotidiennes (Chalvon-Demersay, 1984) et leurs mobilisations (Bensoussan, 1982) dans les quartiers anciens de centre-ville10. Dans les quartiers d’Aligre et de Daguerre à Paris et de la Croix-Rousse à Lyon, l’espace résidentiel apparaît mobilisé comme support de projections et d’expression de valeurs (Bidou, 1984), comme lieu « d’expérience quotidienne de la différence » (Chalvon-Demersay, 1984) ou comme « recours et enjeu » de mobilisations collectives (Bensoussan, 1982), permettant aux individus de développer un sentiment d’appartenance et de se donner une visibilité dans la ville. Ce faisant, ces habitants contribuent à la transformation progressive de ces quartiers – de leur image, de leur peuplement, de la façon dont on y vit. Un certain nombre de travaux anglo-saxons de la même époque vont dans le même sens, percevant dans la gentrification l’émergence de nouvelles catégories des classes moyennes liées aux évolutions du capitalisme, porteuses de modèles culturels et familiaux relativement nouveaux, qui trouvaient dans les quartiers anciens et anciennement populaires des espaces adaptés à leurs ressources, permettant d’exprimer leurs valeurs et leur positionnement social et offrant des supports d’identification (notamment Ley, 1980 ; cf. chapitre 1).

Toutefois, l’idée d’un appariement entre un groupe social bien identifié et des espaces d’un type particulier touchés par un même phénomène semble aujourd'hui simplificatrice : les « classes moyennes » se sont élargies et diversifiées et font face à des enjeux profondément renouvelés ; par ailleurs, le phénomène de gentrification, en se diffusant, a pris des visages de plus en plus variés, tout en s’articulant de façon étroite aux politiques urbaines. En même temps, la gentrification n’est ni le seul processus à l’œuvre dans les centres-villes, ni le principal espace de résidence des classes moyennes. Par ailleurs, des travaux ont montré la diversité des populations et des rapports résidentiels désignés par la catégorie de « gentrifieurs » : en fonction de leur âge et de leur position dans le cycle de vie, de la structure de leurs ressources ou de leurs systèmes de valeurs, qui façonnent leurs attentes à l’égard du lieu de résidence (Authier, 1993, p. 80-81). A ces facteurs de diversité entre ménages de classes moyennes « gentrifieuses », s’ajoute progressivement celui de l’appartenance générationnelle – c'est-à-dire à la fois de l’appartenance à une génération sociodémographique et à une « génération de gentrifieurs » à l’échelle du quartier (Authier, 2008). Ces travaux ne remettent pas en cause l’usage de la catégorie de « gentrifieurs », mais incitent à être attentif à ses déclinaisons temporelles, spatiales et sociales – de même que la catégorie de « petits-moyens » n’empêche pas, bien au contraire, de rendre visible les différences générationnelles au sein de cette strate sociale (Cartier et al., 2008).

Qui sont donc les gentrifieurs contemporains ? Quels sont les facteurs de cohérence ou de fragmentation au sein de cette catégorie ? En quoi ressemblent-ils ou diffèrent-ils de ceux du début des années 1980, dans leurs profils et dans leurs façons de mobiliser l’espace résidentiel ? Et dans quelle mesure ces profils et ces « façons de gentrifier » varient-elles d’un espace à un autre ? Telles sont les questions qui ont guidé la recherche.

A partir de ces « racines » sociologiques, notre travail vise ainsi à enrichir plusieurs champs de recherche actifs et à contribuer à certains débats contemporains. Devant le constat de la persistance de profondes inégalités sociales11, les classes sociales ont connu au début des années 2000 un regain d’intérêt et, paradoxalement, ce sont les classes moyennes qui ont focalisé l’attention12 (cf notamment Education et société, 2004 ; Informations sociales, 2004 ; Jaillet, 2004 ; Oberti, Préteceille, 2004 ; Chauvel, 2004, 2006 ; Lojkine, 2005 ; Carnets de bord en sciences humaines, 2005 ; Ferreira, 2006 ; Bacqué, Vermeersch, 2007). Or la tonalité de plusieurs de ces publications est assez alarmiste et souligne le contraste avec les années 1970, systématiquement évoquées comme à un « âge d’or » des classes moyennes : autrefois incarnation de la modernité, actrices du changement social, porteuses d’un projet de société et d’une alternative historique (Dagnaud, 1981 ; Bidou et al., 1983), les classes moyennes seraient aujourd'hui « à la dérive » (Chauvel, 2006a), victimes d’un « déclassement générationnel » (Chauvel, 2002 [1998], 2006) ; « précarisées », leur « peur du déclassement social » expliquerait leur volonté de repli et de « sécession » (Jaillet, 2004) dans des quartiers homogènes à l’écart des espaces populaires. La sociologie urbaine est en effet également animée de débats, qui portent plus précisément sur les choix résidentiels des ménages, notamment parmi les classes moyennes : certains avancent l’idée d’un « évitement généralisé » (Maurin, 2004) qui mettrait en danger l’ensemble du corps social, d’autres d’une « dualisation » des agglomérations (Guilluy, 2000) ou encore d’une « sécession » des classes moyennes (Jaillet, 2004 ; Donzelot, 2004)13. Comment comprendre, dans ce cadre, l’existence et les choix résidentiels des gentrifieurs, qui ne peuvent, à première vue, se caractériser ni par la sécession ni par l’évitement ? Alors qu’ils occupent la scène médiatique, ils sont rarement pris en compte dans ces recherches ; lorsqu’ils le sont, c’est pour être renvoyés du côté des « élites mondialisées » (Donzelot, 2004) ou dans la « partie émergée de l’iceberg » (Chauvel, 2006a). Leur position dans l’espace social a-t-elle tant changé ? Pendant cette même période, un champ de recherches françaises sur la gentrification s’est constitué, qui avance peu à peu des réponses à ces questions (Bidou-Zachariasen (dir.), 2003 ; Sociétés contemporaines, 2006 ; Espaces et sociétés, 2008).

Ce travail s’inscrit donc à la fois dans le regain récent des travaux sur les classes moyennes et dans le champ en plein développement des recherches sur la gentrification ; nous exposerons ce double ancrage plus en détail au chapitre 1. Il dialogue également avec d’autres travaux de sociologie urbaine portant notamment sur les choix résidentiels (Authier, Bonvalet, Lévy (dir.), 2010), sur la distribution des groupes sociaux dans l’espace (Préteceille, 2003, 2006) et, dans une moindre mesure, sur les effets des politiques urbaines. Enfin, il s’inscrit dans une tradition de sociologie des groupes sociaux dans l’espace résidentiel toujours active aujourd'hui (Bacqué, Vermeersch, 2007 ; Cartier et al., 2008 ; Cousin, 2008). De quelle façon l’analyse des gentrifieurs peut-elle enrichir ces différents domaines de recherche ? A partir de quelles questions et de quelles démarches ? Présentons les grandes lignes du travail et l’organisation de la thèse.

Notes
1.

C’est le cas de chercheurs britanniques comme Chris Hamnett, mais aussi de chercheurs français. Par exemple, à l’occasion d’une journée d’étude sur la gentrification organisée en 2003 à l’Université Paris X Nanterre par Catherine Rhein et Edmond Préteceille, ce dernier manifeste sa réticence à parler de « gentrification » à propos de villes françaises.

2.

« Pourquoi une telle difficulté à regarder en face un phénomène maintenant bien réel et circonscrit, dont l’analyse informerait sur la saisie plus large de ce que les politiques s’évertuent à saisir sous le vocable mou des « problèmes urbains » ? La réponse tient largement, me semble-t-il, à la même difficulté qu’ont les sciences sociales, et au-delà, le discours dominant, qu’il soit médiatique ou politique, à penser les classes ou couches moyennes – alors que précisément dans les pays anglo-saxons et surtout en Grande-Bretagne, l’usage du terme est fréquent, peu idéologique et relativement stabilisé. » (Bidou-Zachariasen, 2004, p. 64)

3.

Comme en témoigne par exemple l’évolution de la position d’Edmond Préteceille sur ce point : les transformations sociologiques observées par exemple dans la moitié Est de Paris lui semblent encore pouvoir être appelées « embourgeoisement » en 2003 (Préteceille, 2003) ; ce n’est plus la position qu’il défend quelques années plus tard (Fijalkow, Préteceille, 2006 ; Préteceille, 2007).

4.

Nicole Tabard et Alain Chenu (1993) l’emploient ainsi aussi bien à propos d’espaces déjà bourgeois que d’espaces mixtes ou populaires.

5.

Ainsi, si la ville de Paris est actuellement touchée par un processus général d’embourgeoisement, celui-ci prend la forme d’une gentrification dans certains secteurs seulement. De même, Tim Butler distingue dans le cas de Londres l’évolution de quartiers comme Hackney ou Lambeth, très populaires jusqu’aux années 1980 et qui accueillent aujourd'hui des ménages aisés n’appartenant pas à la bourgeoisie traditionnelle, à celle de Chelsea ou de Mayfair, quartiers dont le caractère bourgeois n’a fait que s’accentuer ces dernières années notamment par l’éviction de membres des classes populaires.

6.

Pour une analyse de la façon dont cette catégorie s’est diffusée dans la presse à partir de l’année 2000, cf. De la Porte, 2006.

7.

Cet usage est un peu différent de celui fait par David Brooks, puisqu’il souligne les fragmentations internes aux classes moyennes. L’auteur américain, lui, estime au contraire que les relations conflictuelles entre bourgeoisie commerçante puritaine et petite bourgeoisie intellectuelle appartiennent au passé, que « les membres de cette nouvelle classe dirigeante encore informelle ont absorbé des éléments issus des deux camps de la guerre culturelle, […] ont créé un nouvel équilibre de valeurs tout à la fois bohème et bourgeois » et que « cet équilibre a permis de rétablir un peu la paix sociale qui avait complètement disparu » aux Etats-Unis (ibid., p. 285). L’« équilibre » réussi des bobos américains se mue en « contradictions » systématiquement soulignées chez les bobos français.

8.

Ayant défini ce terme, nous abandonnerons par la suite les guillemets.

9.

Les chapitre 1, 2 et 3 éclaireront cette appellation peu élégante mais plus pertinente que « classes moyennes ».

10.

Le travail de Catherine Bidou s’inscrit dans un ensemble de recherches menées à cette époque sur les « nouvelles couches moyennes salariées » ; ceux de Bernard Benoussan et de Sabine Chalvon-Demersay ont été menés dans le cadre du programme de recherche « Observatoire du Changement Social », mis en place par le CNRS en 1977, qui visait l’étude du changement social à l’échelle locale. Tous ces travaux seront présentés de façon plus approfondie au chapitre 1.

11.

Mises en évidence par de nombreux travaux, notamment Bihr, Pfefferkorn, 1995 ; Chauvel, 1999, 2001 ; Beaud, Pialoux, 1999 ; Beaud, 2003 ; Bouffartigue, 2004.

12.

Ce paradoxe apparent (s’intéresser aux classes sociales à partir de celle qui a le moins de légitimité, la classe moyenne) s’explique par l’histoire des idées sociologiques : « alors que l’hypothèse de moyennisation ouvrait comme horizon l’extinction même de la classe moyenne par absorption de l’ensemble de la société, c’est l’absence de moyennisation aboutie qui repose la question de l’existence, du déclin ou de la dérive de cette classe et interroge son homogénéité supposée, entre milieux populaires et élite dirigeante » (Bacqué, Vermeersch, 2007, p. 38).

13.

D’autres chercheurs contestent la réalité de ces tendances (Préteceille, 2006) ou l’interprétation alarmiste qui en est proposée (Charmes, 2005).