Construction de la recherche : comparaison spatiale et temporelle des gentrifieurs et analyse localisée du « travail de gentrification »

Deux axes principaux structurent la thèse et expliquent son titre : il s’agit, d’une part, de l’analyse de plusieurs générations de classes moyennes gentrifieuses et des ressorts de leur choix résidentiel dans deux quartiers, le Bas Montreuil à Montreuil et les Pentes de la Croix-Rousse à Lyon ; d’autre part, de l’analyse du « travail de gentrification » – pour reprendre l’expression employée par Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak à propos du quartier Sainte-Marthe à Paris (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008) – dans le cas du Bas Montreuil. Ces deux axes, qui adoptent des échelles d’analyse complémentaires dans le temps comme dans l’espace (la deuxième partie de la thèse explorant un temps et un espace plus restreints que la première), se sont dessinés au cours de la recherche, au fil des réorientations successives suggérées par les lectures, les enquêtes de terrain et l’écriture.

Le travail a initialement été construit comme une double comparaison : comparaison entre les gentrifieurs de deux quartiers différents d’abord et, au sein de ces quartiers, comparaison des profils des gentrifieurs et de leurs investissements dans l’espace résidentiel à différents moments du processus de gentrification. Celui-ce se caractérise en effet par sa durée, comme en témoigne le cas des Pentes de la Croix-Rousse, étudié dès la fin des années 1970 en raison de l’afflux de jeunes de classes moyennes qui s’y manifestait (Bensoussan, Bonniel, 1979 ; Bensoussan, Bonniel et al., 1979 ; Bensoussan, 1982), et sur lequel nous avons choisi de « revenir ». Ce quartier du centre de Lyon, connu pour son passé ouvrier, apparaît en effet toujours en cours de gentrification au milieu des années 2000, tant dans son peuplement que dans son bâti – son image paraissant en revanche déjà bien établie, en partie confortée par la municipalité. Bien sûr, on n’y observe plus les mêmes gentrifieurs ni les mêmes formes d’investissements dans l’espace local qu’il y a vingt ans. S’y côtoient donc actuellement des gentrifieurs arrivés à diverses périodes, dans des contextes locaux et globaux fort différents, n’ayant pas le même âge et appartenant à différentes générations (et selon toute vraisemblance à différentes fractions) des classes moyennes-supérieures.

En regard de cette gentrification à l’histoire déjà longue, portant sur un quartier incontestablement ancien et central et mis en valeur comme tel, nous avons choisi d’étudier un cas de gentrification plus récente, celui du Bas Montreuil. Ce quartier de la commune de Montreuil, limitrophe du 20ème arrondissement de Paris, connaît en effet depuis le milieu des années 1980 un afflux de ménages relativement jeunes et qualifiés, qui a induit des transformations progressives et multiformes. Il permet d’appréhender quelques-unes des nouvelles « facettes » du phénomène de gentrification : sa diffusion en banlieue d’abord, qui interroge la définition même du phénomène, supposé concerner des quartiers de centre-ville ; son extension à un tissu urbain qui semble à première vue moins facile à « patrimonialiser » que le bâti homogène des Pentes de la Croix-Rousse ; son articulation avec des politiques urbaines poursuivant a priori de tout autres objectifs – articulation déjà abordée dans différents travaux, de façon implicite (Boyer, Decoster, Newman, 1999) ou plus explicite (Bacqué, Fol, Lévy, 1998) ; ou encore son lien avec les fluctuations du marché immobilier. En même temps, bien que sa gentrification semble plus récente que celle des Pentes, il permet également de rencontrer des gentrifieurs de différentes périodes, depuis les « pionniers » des années 1980 jusqu’aux « bobos » des années 2000. Le Bas Montreuil diffère également des Pentes par sa localisation et sa morphologie. Il permet ainsi une comparaison géographique des formes prises par la gentrification : les logiques résidentielles ne sont en effet pas les mêmes dans une grande ville de province et à Paris ; il n’est pas indifférent de s’installer dans l’hypercentre ou en proche banlieue ; enfin, l’habitat collectif domine largement à la Croix-Rousse, tandis que l’habitat individuel n’est pas rare dans le Bas Montreuil, ce qui n’est pas sans effet sur le peuplement et les pratiques résidentielles. Ces deux quartiers s’avèrent néanmoins comparables du point de vue des trajectoires et des pratiques résidentielles, comme le montre l’enquête « Rapport résidentiels » menée à la fin des années 1990 dans cinq quartiers anciens (Authier (dir.), 2001). Ils apparaissent notamment, dans cette enquête, comme deux quartiers de promotion résidentielle (Lévy, in Authier (dir.), 2001, p. 45 sq.).

Ils occupent en tous cas la même place dans la presse : dans la première moitié des années 2000, ils sont régulièrement évoqués dans des articles des rubriques « immobilier » mais aussi « société », « tendance », etc., où ils sont présentés comme des « repaires de bobos » – plutôt intellectuels à la Croix-Rousse, plutôt artistes dans le Bas Montreuil. Ils sont également cités pour la hausse de l’immobilier, qui s’y manifeste de manière exacerbée, et les journalistes mettent systématiquement en avant les biens très spécifiques que l’on peut y trouver (des appartements « canuts » à la Croix-Rousse, des lofts ou des maisons dans le Bas Montreuil). Si l’image de la Croix-Rousse véhiculée dans ces articles – celle d’un quartier convivial et rebelle – ne surprend guère, celle du Bas Montreuil est plus étonnante : nombre d’articles parlent d’un « village », d’un quartier branché voire d’un « nouveau Montmartre » (Le Point, 2003) – des images qui contrastent avec les impressions qu’un visiteur peut avoir s’il s’y promène au milieu des années 2000. Qui sont ces « bobos », « intellos » des Pentes de la Croix-Rousse14, « défricheurs de marges » dans le Bas Montreuil15 ?

Le premier axe de la thèse est donc d’explorer la diversité des gentrifieurs et des ressorts de la gentrification dans les Pentes et le Bas Montreuil des années 1970 aux années 2000. Ce dispositif permet tout d’abord de brosser le portrait de plusieurs générations de classes moyennes « gentrifieuses », de saisir leur évolution et de voir en quoi elles diffèrent d’autres fractions des classes moyennes et supérieures. Qui sont les gentrifieurs, dans ces deux quartiers et aux différentes époques ? A quelles fractions des classes moyennes appartiennent-ils ? Quelles sont leurs positions et leurs trajectoires sociales, leurs parcours scolaires, leurs ressources économiques, sociales et culturelles ? Quels sont leurs domaines d’activité, leurs formes d’emploi, leurs rapports au travail, leurs modèles familiaux et culturels ? L’entrée par l’espace résidentiel n’exclut pas une exploration de ces différentes dimensions et permet de saisir la diversité des gentrifieurs des différentes générations au-delà des descripteurs sociologiques usuels. Elle permet en même temps, et c’est le deuxième objectif de cet axe, de saisir les ressorts de leurs choix résidentiels. Qu’est-ce qui les conduit à faire ce choix résidentiel particulier d’un logement ancien dans un quartier encore plus ou moins populaire ? Quel est le donné à cette installation ? Qu’est-ce que cela révèle à la fois des leurs positions sociales et des représentations de la ville qui prévalent dans cette strate sociale ? Il ne s’agit bien sûr pas du même choix en début de gentrification ou dans les années 2000, à Montreuil ou à Lyon. Nous serons donc particulièrement attentive à l’effet du temps, c'est-à-dire à la fois à la temporalité de la gentrification dans chaque quartier et à l’évolution plus générale dans les représentations des espaces.

Les partis-pris et les ambitions de ce premier axe sont en effet, d’une part, de tenir compte de la durée du changement social et urbain, d’autre part, d’inscrire ces évolutions spécifiques relevant de la gentrification dans les évolutions touchant les contextes locaux et globaux. Les transformations déjà visibles de chaque quartier et les formes que la gentrification y prend jouent en effet sur le profil des gentrifieurs qu’il attire. Ce temps de la gentrification s’articule avec celui des transformations globales touchant la structure sociale d’un côté, la structure urbaine de l’autre : qu’induisent la précarisation de l’emploi, la montée de l’individualisme mais aussi la croissance des catégories intermédiaires et leur diversité accrue, sur le profil des gentrifieurs ? Qu’induisent la mise en forme du « problème des banlieues », l’apparition de véritables politiques urbaines de gentrification ou encore l’inflation des prix de l’immobilier, sur les ressorts de la gentrification ?

Dans cette double comparaison, nous nous sommes appuyée sur des savoirs déjà constitués, à propos de ces deux quartiers, à des dates différentes. Il s’agit tout d’abord des travaux menés dans le cadre de l’OCS à la Croix-Rousse (Bensoussan, Bonniel, 1979 ; Bensoussan, Bonniel et al., 1979 ; Bensoussan, 198216), qui offrent un point de comparaison très riche dans la perspective historique. Les Pentes comme le Bas Montreuil ont par ailleurs déjà été comparés, du point de vue des « rapports résidentiels » de leurs habitants, au début des années 2000 (Authier (dir.), 2001). Enfin, le Bas Montreuil a fait l’objet de plusieurs travaux de nature un peu différente, ne portant pas directement sur la gentrification ou sur les habitants (Lévy, 1992 ; Bacqué, Fol, Lévy, 1998 ; Tissot, 2002, 2007). Ces recherches, et surtout les découvertes du terrain, nous ont incitée à développer le deuxième axe de la recherche en nous concentrant sur le seul cas du Bas Montreuil.

Dans la conception initiale du travail, la double comparaison temporelle et spatiale était structurée autour de deux ensembles de questions : d’une part, qui sont les ménages qui participent à la gentrification de quartiers anciens centraux et pourquoi ils font ce choix résidentiel ; d’autre part, comment ils participent à la gentrification et avec quels effets sur leurs trajectoires. Nous avons toutefois décidé de faire porter la deuxième partie du questionnement uniquement sur les gentrifieurs montreuillois.

En effet, sur ce deuxième volet, les entretiens conduits dans le Bas Montreuil en 2005 se sont avérés particulièrement riches. Les récits des enquêtés bas-montreuillois révélaient des investissements multidimensionnels très importants – pour certains, dans l’achat et la transformation du logement, pour d’autres, dans la vie de voisinage, pour d’autres encore dans les établissements scolaires ou dans la vie associative locale. Le « travail de gentrification » apparaissait à la fois très important et encore en cours au moment de l’enquête. Plus encore, les entretiens laissaient paraître l’existence d’enjeux importants pour les personnes interrogées, qui nous ont paru largement absents dans les entretiens menés l’années suivante avec des gentrifieurs croix-roussiens. L’existence de ces enjeux s’est manifestée de plusieurs façons. Par la durée des entretiens d’abord – souvent plus de trois heures, les enquêtés tenant à aller au bout de leurs récits, quitte à me donner, de leur propre initiative, un second voire un troisième rendez-vous. Beaucoup d’enquêtés ont montré un fort engagement dans l’enquête, se saisissant de cette occasion, me semble-t-il, pour opérer un travail de justification ex-post de leurs choix en même temps qu’un travail de production symbolique sur leur « nouveau quartier » (en m’emmenant déjeuner dans un restaurant local par exemple, ou en me montrant des documents variés concernant la ville, leur logement ou leur vie locale). L’existence d’enjeux m’est également apparue en raison de la tension qui était palpable lors de certains entretiens : une tension dirigée non pas contre moi, mais liée au sujet de l’entretien et aux questions immobilières en particulier (en raison notamment des procédures d’acquisition des biens, pas toujours légales, des travaux souvent réalisés sans permis, des conflits avec les voisins dans les cas, fréquents, d’installations collectives)17. Les énervements furent fréquents : à l’encontre des voisins, qu’ils soient « anciens montreuillois » ou gentrifieurs ; à l’encontre des médias et de la catégorie de « bobos » par laquelle les enquêtés se sentaient désignés ; à l’encontre de la mairie ; etc. Les récits concernant le choix résidentiel puis l’installation dans le logement et dans le quartier ont souvent pris l’allure de véritables aventures, d’ailleurs parfois mises en récit ou en images par les gentrifieurs eux-mêmes. Le caractère d’aventure provenait en grande partie de l’incertitude dans laquelle les gentrifieurs ont eu à effectuer certains de leurs choix. L’arrivée en banlieue, l’achat de locaux industriels désaffectés, les travaux menés dans les logements, l’acclimatation à cette ville sont en tous cas souvent apparus comme des parcours initiatiques, mettant en jeu l’identité sociale des gentrifieurs et nécessitant de leur part des investissements importants et multidimensionnels.

En somme, alors qu’à la Croix-Rousse c’est plutôt la diversité des profils, d’une génération à l’autre et au sein de chaque génération, qui ressort de l’enquête, dans le Bas Montreuil c’est l’intensité et la diversité des investissements des gentrifieurs dans leur espace résidentiel qui nous a frappée18. Le Bas Montreuil apparaît encore en cours de reclassement social lorsque nous y menons notre enquête, tandis que la « valeur sociale » des Pentes, les normes qui y prévalent ou encore le fonctionnement du marché immobilier local semblent davantage stabilisés. En même temps, les « façons de gentrifier » dans le Bas Montreuil sont assez différentes de celles racontées par Bernard Bensoussan à propos des Pentes du début des années 1980 (Bensoussan, 1982) ; elles semblent liées non seulement à une époque différente, mais aussi à un territoire offrant des possibilités différentes. La focalisation sur le cas du Bas Montreuil trouvait aussi son intérêt dans cette configuration nouvelle que représentait la gentrification dans une ancienne banlieue rouge. Les problématiques locales – réputation et image du quartier, type de bâti, relations avec la mairie, environnement physique et social, distance au centre – semblaient assez différentes de celles rencontrées par les gentrifieurs de quartiers anciens hyper-centraux de grandes villes.

Un deuxième axe de travail s’est donc progressivement constitué autour de cette question du « travail de gentrification ». Il s’agit d’analyser les investissements multidimensionnels contribuant à la gentrification (achats immobiliers et travaux dans le logement, sociabilités locales, engagements dans des mobilisations collectives, fréquentation des équipements et des commerces ou encore productions symboliques). De quelles façons les nouveaux habitants participent-ils ou ont-ils participé à la gentrification du Bas Montreuil, et avec quelles ressources ? Comment expliquer ces investissements et que produisent-ils, en retour, sur leur position ou sur leur trajectoire sociales ? Perçoit-on, de ce point de vue, des évolutions d’une génération à l’autre ? Comment les choix individuels et les pratiques quotidiennes s’articulent-ils enfin au contexte local ? Celui-ci est structuré à la fois par une histoire sédimentée, par la présence des autres habitants (gentrifieurs ou non), par les orientations de la politique municipale et par d’autres éléments qui dépassent en partie ce contexte local (le marché immobilier par exemple). Comprendre la « conversion territoriale » (Bordreuil, 1994) qu’opèrent les habitants supposait donc de prendre en considération ce contexte local et ses évolutions au fil du temps. Les gentrifieurs entrent en effet en relation avec les autres agents, professionnels ou particuliers, privés ou publics, qui interviennent sur le territoire. Connaître les « règles du jeu » immobilier, politique ou associatif qui prévalent à différentes périodes est donc indispensable pour comprendre qui a pu être en mesure de gentrifier et de quelle façon.

Dans cet axe de la recherche, nous avons toutefois pris le parti d’une analyse des trajectoires individuelles plutôt que d’une approche monographique – en accordant toutefois au « contexte » une place importante. Ce choix doit beaucoup à l’influence des travaux menés dans le cadre de l’OCS, et notamment au texte de synthèse d’Odile Benoit-Guilbot, qui suggère que les investissements dans l’espace résidentiel peuvent s’expliquer par un mécanisme de compensation de socialisations défaillantes par ailleurs – notamment dans l’espace professionnel19. Cette hypothèse rencontre – même si telle n’était pas l’intention de l’auteure – l’idée bourdieusienne selon laquelle les capitaux peuvent s’accumuler, se convertir et circuler d’un champ à un autre. Cette perspective, quel que soit le langage dans lequel on la formule, nous est apparue d’autant plus appropriée que la gentrification consiste en une revalorisation, donc en une création de valeur, liée aux investissements multidimensionnels des habitants qui semblent de leur côté en retirer des profits divers ; en agissant sur leur environnement, ils agiraient ainsi sur leur trajectoire, comme le suggèrent plusieurs travaux (Bordreuil, 1994 ; Bidou-Zachariasen, 1998 ; Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008). La prééminence de cette perspective nous a en revanche éloignée de l’analyse localisée des relations sociales (pourtant centrale dans le travail de Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak (2006, 2008)). Posée dès le début du travail comme une hypothèse à tester, cette idée des compensations ou des circulations de ressources nous a conduit à privilégier des entretiens longs portant sur les trajectoires des individus plutôt qu’une enquête par observation ou par recoupement de récits sur les formes de la cohabitation dans l’espace local. Le travail d’écriture a renforcé cette orientation, le souci d’éviter les répétitions conduisant à choisir, à partir d’un même matériau, un axe d’analyse au détriment d’un autre. Les habitants non-gentrifieurs sont ainsi assez peu présents dans cette thèse, ce qui constitue sans nul doute une limite du travail effectué.

De façon générale, l’ensemble de la thèse accorde une large place aux trajectoires des individus (trajectoires résidentielle, professionnelle, familiale, sociale, éventuellement militante) afin de saisir ce qui fait d’eux, à un moment donné, des gentrifieurs et ce que cette expérience résidentielle a comme effets en retour sur ces trajectoires. Nous avons en même temps cherché à replacer ces trajectoires dans les évolutions des contextes locaux – des contextes qui ne sont pas considérés comme de simples « toiles de fond » mais comme des structures sociales agissantes. Il s’agit somme toute de tenter – modestement – de faire dialoguer l’histoire incorporée dans les agents et l’histoire réifiée dans les formes urbaines (Bourdieu, 1980 ; Pinçon, Pinçon-Charlot, 1986). Ce dialogue s’inscrit dans le temps, et on trouvera dans l’ensemble des analyses un emboîtement de trois temporalités, plus ou moins mises en avant dans un chapitre ou dans l’autre : premièrement, le temps « historique » de l’évolution des structures sociales globales (transformation des classes moyennes depuis les années 1970, de l’emploi, des valeurs, etc.) ; deuxièmement, la temporalité « locale » de chaque processus de gentrification, c'est-à-dire de la déformation d’une structure sociale et urbaine locale sous l’effet, d’une part, des interventions de la puissance publique, d’autre part, des vagues de peuplement qui héritent de l’espace et le modifient ; troisièmement, la temporalité des trajectoires individuelles. Dans la première partie de la thèse, les profils des populations gentrifieuses aux différentes périodes de la gentrification des Pentes ou du Bas Montreuil et les ressorts de leurs choix résidentiels sont ainsi resitués à la fois dans les mutations sociologiques des villes où elles prennent place et dans l’évolution des représentations des espaces. Dans la seconde partie, l’analyse des façons de gentrifier est précédée d’une exploration de la manière dont l’espace était « gentrifiable ».

En définitive, nous ne proposons pas, dans les pages qui suivent, la monographie de deux quartiers en gentrification : nous n’avons pas séjourné dans ces espaces, nous n’y avons pas mené d’observations continues de longue durée. Nous avons plutôt cherché à multiplier les angles de vue et les échelles d’observation sur notre objet, les gentrifieurs et les façons de gentrifier dans les Pentes et le Bas Montreuil depuis les années 1970. Nous avons pour cela mobilisé plusieurs matériaux dont la construction, les intérêts et les limites sont présentés au fil du texte. L’analyse des contextes locaux et des profils des gentrifieurs se nourrit notamment de plusieurs types de données statistiques : les résultats des recensements de la population depuis 1968 ; une extraction de ces données concernant les nouveaux habitants des deux quartiers recensés en 1990 et en 1999 ; les bases de données notariales couvrant les transactions immobilières de deux années-témoin. Les contextes ont également été étudiés à l’aide de sources diverses : documents d’urbanisme, entretiens avec des employés des services municipaux des deux villes, travaux universitaires de sociologie ou d’urbanisme. Mais le matériau principal de la thèse est constitué de deux corpus d’entretiens menés auprès de gentrifieurs du Bas Montreuil et des Pentes de la Croix-Rousse entre 2005 et 200720. Ces « enquêtés », comme nous les nommerons fort laidement par la suite, sont arrivés à des moments différents du processus – entre 1970 et 2005 dans les Pentes et entre 1985 et 2007 dans le Bas Montreuil.

Le choix d’une enquête par entretiens relève de la conviction que l’individu n’est ni un calculateur abstrait, ni le pur jouet des déterminismes sociaux : il fait des choix, mais ces choix sont façonnés par des contraintes structurelles, des contextes d’interaction et des processus de socialisation (Grafmeyer, 1990). Les entretiens sont à même de livrer ces éléments d’intelligibilité. Pour cela, nous avons fait varier, lors des entretiens, les objets et les tonalités de la discussion : récits des trajectoires résidentielles, sociales, professionnelles et familiales ; recueil des différents éléments de la position sociale ; restitution du moment du choix résidentiel dans toutes ses dimensions : représentations qui prévalaient alors, goûts, contraintes de toutes natures, contextes et interactions au sein du ménage et avec des tiers ; exposé des pratiques quotidiennes ; anecdotes, avis, opinions, humeurs… Toutefois, « les entretiens ne nous livrent jamais des “faits”, mais des “mots”, [qui] expriment ce que le sujet vit ou a vécu, son point de vue sur “le monde” qui est “son monde” et qu’il définit à sa manière, en même temps qu’il l’apprécie et qu’il tente de convaincre son interlocuteur de sa validité » (Dubar, Demazière, 1997, p. 7). La parole des acteurs n’a donc pas de valeur intrinsèque et absolue : nous avons donc cherché à produire méthodiquement du sens à partir de ce matériau, c'est-à-dire à répondre à des questions sociologiques et à tester des hypothèses, en recourant notamment, selon les conseils de Dubar et Demazière, à la « comparaison progressive et permanente avec d’autres « données » différentes mais similaires, distinctes mais comparables » (ibid., p. 8). Dans l’analyse, nous avons également gardé à l’esprit la situation d’entretien et la relation établie avec l’enquêté dans le processus de l’enquête.

Les rencontres avec des gentrifieurs ont été assez aisées dans les deux quartiers et ceux-ci ont pour la plupart accepté facilement le principe de l’entretien sociologique. On peut attribuer cette relative facilité des deux enquêtes à la fois aux propriétés sociales des enquêtés (la cooptation est notamment moins nécessaire que dans les milieux populaires ou dans la grande bourgeoisie), à leur situation plutôt favorable sur le plan résidentiel – ou en tous cas présentée comme telle dans les médias – et à la proximité sociale entre eux et moi, souvent redoublée par une relative communauté d’âge. Cette proximité explique sans doute en partie le tutoiement spontané d’un grand nombre d’enquêtés. Une dernière indication pour finir : ce tutoiement spontané et le fait qu’un grand nombre d’enquêtés se soient présentés ou nous aient été présentés par leur prénom expliquent le choix d’anonymiser les entretiens en recourant uniquement à un prénom fictif. Nous avons étendu ce principe, par commodité, aux enquêtés qui avaient adopté le vouvoiement et établi davantage de distance (en se présentant par exemple sous leur nom de famille), en ayant conscience que ce choix était très discutable. Nous espérons toutefois que la retranscription fidèle des extraits d’entretien permet, dans une certaine mesure, de faire sentir au lecteur les degrés divers de familiarité établis avec les uns et les autres au cours de l’enquête.

Notes
14.

« Les bobos font passer les villes à gauche.
A la Croix-Rousse, des « intellos » dans les murs des canuts », Le Monde, 25 juin 2007, p. 3.

15.

« Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris », Le Monde, 30 mai 2004, p. 11.

16.

Dans ces publications, la gentrification est abordée à travers l’étude des réseaux et des mobilisations à base locale.

17.

Un exemple particulièrement frappant concerne une personne que nous avons rencontrée, chez elle, à deux reprises : entre les deux rendez-vous, ses fenêtres donnant sur un jardin avaient été murées (cf. chapitre 7).

18.

Ces différences tiennent sans doute en partie au mode de constitution des populations enquêtées, légèrement différent dans les deux quartiers, comme nous l’expliquons à la fin du chapitre 2. Toutefois il nous semble également largement lié au caractère plus récent des transformations du Bas Montreuil, ainsi qu’à l’état initial du quartier (notamment de son parc immobilier).

19.

« si l’identité sociale se construit pour certains en partie dans et par le quartier, c’est que l’identité professionnelle ne paraît plus suffisante, ou ne correspond pas aux ressources des individus » (Benoit-Guilbot, 1986, p. 155)

20.

La quasi-totalité des entretiens avec les Montreuillois a eu lieu en 2005. Les entretiens avec les Croix-Roussiens ont eu lieu en 2006 et en 2007.