Chapitre 1. Les gentrifieurs des années 1980 aux années 2000 : un objet de recherche à l’articulation du changement urbain et du changement social

Le lien consubstantiel entre les phénomènes de gentrification d’une part, la croissance et les évolutions d’une partie des classes moyennes de l’autre, est établi depuis longtemps dans la littérature anglo-saxonne (Bidou-Zacharisasen, 2004b). En France, la revalorisation des quartiers anciens de centre-ville est d’abord apparue comme le produit de politiques urbaines (Bourdin, 1984), même si plusieurs travaux montraient que la valorisation du local et de l’ancien était le fait de couches sociales spécifiques, que l’on peinait par ailleurs à situer dans l’espace social (Bensoussan, 1982 ; Remy, 1983 ; Bidou, 1984 ; Chalvon-Demersay, 1984). Deux ensembles de travaux se sont constitués, les uns sur la gentrification comme processus urbain, les autres sur les gentrifieurs, dans le cadre de réflexions plus larges sur les transformations des classes moyennes et le changement social à l’échelle locale.

Ce deuxième ensemble a fait apparaître, en recourant à des études localisées, que les liens entre les fractions les plus diplômées des classes moyennes et la revalorisation des quartiers anciens populaires sont multiples, et qu’ils éclairent des enjeux propres à cette fraction sociale. Au tournant des années 1980, le choix résidentiel du quartier ancien et la mobilisation de cet espace, qu’elle prenne des formes pratiques ou qu’elle soit purement symbolique, ont à voir avec la démocratisation de l’université, avec les trajectoires de mobilité sociale que celle-ci permet mais aussi avec les frustrations qu’elle peut engendrer, avec la redéfinition des rapports au travail et à la « vie hors travail », au présent et à l’avenir, et plus largement avec les efforts que fait cette couche sociale pour « s’inventer un modèle culturel » (Bidou, 1984). Ils sont aussi liés au mouvement culturel et politique postérieur à mai 68 et plus précisément au projet de « changer la vie » dans tous les domaines de l’existence quotidienne plutôt que par la prise du pouvoir politique (Bacqué, Vermeersch, 2007). Les premières formes de gentrification apparaissent ainsi liées à la fois à des conditions sociales objectives et propres à un ensemble croissant d’individus, et à leurs tentatives pour exister socialement et s’extraire de la domination des élites.

Ces résultats s’inscrivent tout à fait dans une perspective de sociologie urbaine qui examine les effets socialisateurs réciproques entre espaces et groupes sociaux et qui considère qu’ils se transforment conjointement (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1986 ; Grafmeyer, 1991 ; Magri, 1993). Pourtant, la gentrification a été peu étudiée sous cet angle sociologique au cours des années 1990 – à quelques exceptions près et toujours en lien avec des politiques publiques de réhabilitation (Authier, 1993, 1995, 1998 ; Bidou-Zachariasen, 1995, 1996 ; Simon, 1994). Parallèlement et pour des raisons sans doute liées, les classes moyennes ont disparu des analyses sociologiques à la même période (Bidou-Zachariasen, 2004a). Le récent regain de la production sur ces deux objets fait apparaître, d’un côté, une extension et une diversification des formes de la gentrification (Sociétés contemporaines, 2006 ; Espaces et sociétés, 2008), de l’autre, des classes moyennes toujours plus nombreuses, prises dans des enjeux profondément différents de ceux des années 1980 ; mais ces deux ensembles de transformations sont rarement analysés conjointement. Nous nous proposons d’y prendre part en renouant avec la perspective du début des années 1980, c'est-à-dire en considérant que l’on ne peut comprendre les changements urbains sans être attentif aux mutations qui touchent les habitants en termes d’emploi, de mobilité sociale, de modèles familiaux et culturels, et qu’inversement, les groupes sociaux peuvent se reconfigurer à la faveur de l’inscription spatiale.

Dans un premier temps, nous nourrirons cette approche des travaux français et anglo-saxons menés dans les années 1970 et 1980, qui font clairement apparaître la gentrification et les métamorphoses des classes moyennes comme deux faces du changement social des années 1960-1970. Nous en tirerons également un certain nombre d’hypothèses et de pistes d’analyse pour la période récente. Puis nous tenterons d’éclairer, à partir des sources et des travaux disponibles, les évolutions de la structure sociale depuis le début des années 1980, afin de saisir les conditions sociales rencontrées par les classes moyennes et par les générations postérieures à celle du baby-boom. Nous présenterons enfin les mutations récentes du phénomène de gentrification et les questions qu’elles suscitent.

Nous construirons ainsi tout au long de ce chapitre le questionnement de la thèse, en prenant appui sur les travaux des années 1980 pour interroger les manifestations récentes du changement social et urbain. De ces questions découle le choix des terrains et des méthodes d’enquête, explicité en conclusion. Le parti pris, d’une part, de « revisiter » un quartier de gentrification ancienne (la Croix-Rousse) et, d’autre part, d’explorer un nouvel espace de la gentrification (le Bas Montreuil), se verra ainsi éclairé par notre objectif : saisir les transformations de ces classes moyennes spécifiques et de leurs rapports à l'espace résidentiel en confrontant les observations actuelles à ce qui s'était joué sur ce point il y a vingt-cinq ans.