1. L’apparition de la gentrification, la naissance des nouvelles classes moyennes : deux faces du changement social des années 1960 et 1970

1.1 L’apparition d’un phénomène urbain multiforme

Le phénomène de gentrification a émergé dans les grandes villes occidentales et y a acquis une visibilité sous des formes diverses. On connaît la désormais célèbre description de Ruth Glass à l’origine de ce néologisme :

‘« L’un après l’autre, beaucoup des quartiers populaires de Londres ont été envahis par les classes moyennes – supérieures et inférieures. Des petites maisons modestes et en piteux état – deux pièces au rez-de-chaussée, deux pièces à l’étage – ont été reprises en fin de bail et sont devenues des résidences chères et élégantes. Des maisons victoriennes plus grandes, dégradées depuis plus ou moins longtemps et qui avaient été divisées en appartements ou transformées en meublés, ont retrouvé leur lustre. Quand ce processus de ‘gentrification’ commence dans un quartier, il se poursuit rapidement jusqu’à ce que la plupart des habitants ouvriers d’origine aient été évincés et que l’ensemble du profil social du quartier ait été changé. » (Ruth Glass, 1964, p. xviii-xix) 21

La sociologue désigne à la fois un processus de réhabilitation spontanée du bâti dégradé dans certains quartiers centraux de Londres et une transformation de leur composition sociale. A travers la référence à la « gentry » anglaise, bourgeoisie rurale qui occupait une position intermédiaire entre l’aristocratie terrienne et les fermiers et cultivateurs (Hamnett, 2003, p. 160), Ruth Glass suggère avec une certaine ironie qu’une nouvelle bourgeoisie serait en train d’apparaître dans le paysage urbain.

De nombreuses enquêtes sont menées à partir des années 1970 aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne puis en Australie, sur ces anciens quartiers populaires dégradés qui se voient réhabilités et revalorisés par l’arrivée de nouveaux habitants. Les dimensions du phénomène mises en avant dans ces travaux sont variées : apparition d’un nouveau groupe social dans la ville, « retour en ville » des classes moyennes, éviction des classes populaires, réhabilitation du bâti des quartiers anciens centraux, inversion des valeurs sur le marché immobilier, opposition collective aux pouvoirs aménageurs ou au contraire interventions de ces derniers. Selon les villes et selon les auteurs, tel ou tel aspect prédomine. Ces travaux considérés comme fondateurs sont en effet consacrés à des processus urbains assez hétérogènes : évolution des choix résidentiels des jeunes classes moyennes et transformations spontanées du parc des logements anciens à Londres (Hamnett, 1973 ; Hamnett, Williams, 1980) ; construction, menée conjointement par les autorités locales et les puissances économiques, de tours d’habitations de luxe dans l’ancien quartier de Society Hill à Philadelphie (Smith, 1979b) ; transformation en lofts d’anciens bâtiments industriels de SoHo par des artistes et transformation en produit commercial (Zukin, 1982) ; mobilisation d’habitants opposés à la rénovation et immixtion dans la politique locale à Vancouver (Ley, 1981). Derrière ce qui apparaît à certains, dès le milieu des années 1980, comme un « concept chaotique » (Rose, 1984), un processus de changement urbain et social important est à l’œuvre, qui touche également les pays d’Europe continentale. Il s’y manifeste sous des formes différentes, en raison d’histoires urbaines et de contextes socio-politiques différents. Une rapide généalogie des formes prises par le processus en France et en Angleterre permet d’en faire apparaître plusieurs dimensions importantes.

Notes
21.

« One by one, many of the working-class quarters of London have been invaded by the middle classes – upper and lower. Shabby, modest mews and cottages – two rooms up and two down – have been taken over when their leases expired and have become elegant expensive residences. Larger Victorian houses, downgraded in an earlier or recent period – which were used as lodging houses or were otherwise in multiple occupation – have been upgraded again. Once this process of ‘gentrification’ starts in a district it goes on rapidly until all or most of the original working-class occupiers are displaced and the whole social character of the district is changed. » (Glass, 1964 p. xviii-xix )