1.1.1 Le « retour en ville » des classes moyennes : l’idéal-type de la gentrification anglo-saxonne

L’expression de « retour en ville » a souvent été utilisée pour désigner la gentrification, notamment dans les travaux anglo-saxons (back-to-the-city movement)22. Bien sûr, elle ne désigne pas un retour des familles installées en banlieue dans les villes-centres : « tout au plus celles-ci peuvent-elles espérer retenir une fraction plus grande des classes moyennes qu’elles ne réussissaient à le faire il y a quinze ou vingt ans au moment de l’exode des jeunes familles vers les banlieues » (Dansereau, 1985, p.192). Ce « retour en ville » des classes moyennes est une métaphore qui n’a de sens qu’opposée aux représentations auparavant dominantes du déclin et de l’agonie des centres-villes. De fait, Ruth Glass avait de quoi être surprise en 1964.

A Londres, dès la seconde moitié du XIXe siècle, de larges parts du centre et des faubourgs s’étaient changées en véritables taudis – logements insalubres, surpopulation, pauvreté – sous la pression de la croissance démographique et de l’afflux de travailleurs migrants. Le réformateur social Charles Booth évoquait ainsi en 1901 une ville en anneaux concentriques de plus en plus pauvres à mesure que l’on s’approche du centre. Face à la pression croissante de cette population ouvrière à partir du centre, les classes moyennes quittèrent les faubourgs construits aux XVIIIe et XIXe siècles pour les familles riches et, encouragées par le développement des chemins de fer, s’installèrent dans de plus lointaines banlieues résidentielles. L’expansion des banlieues de propriétaires marque ainsi l’entre-deux guerres et se poursuit durant les années 1950 et 1960, pendant que les vieilles maisons des quartiers centraux sont transformées en meublés ou divisées en appartements pour le logement des immigrés. « A la fin des années 1950, en conséquence de cette “suburbanisation” continue, beaucoup des quartiers du centre et des faubourgs de Londres construits au XIXe siècle étaient physiquement dégradés et occupés par des immigrants récents, tels que les Irlandais à Camden Town et à Kilburn ou les Carribéens à Brixton et à Notting Hill » (Hamnett, 2003, p. 163). Camden Town, Notting Hill, Brixton… des quartiers aujourd'hui paradigmatiques du phénomène de gentrification (Butler et Robson, 2003).

Le cas de Londres illustrait jusqu’alors parfaitement le modèle de développement des villes « par zones concentriques » proposé par Burgess et Mac Kenzie en 1925 (Grafmeyer et Joseph, 1984) ; l’apparition des phénomènes de gentrification posa ainsi « un défi majeur aux théories classiques de la localisation résidentielle et des structures sociales urbaines » (Hamnett, 1984). On ne comprend l’importance prise par la gentrification dans les études urbaines, alors même qu’elle resta longtemps un phénomène très mineur du point de vue statistique, que si l’on se souvient que les théories qui dominaient la sociologie et la géographie urbaines depuis les années 1930 (l’écologie humaine et la théorie structurelle du marché foncier d'Alonso23) ne laissaient aucune place à ce genre de processus. « Les riches reviennent rarement sur leurs pas pour retrouver les logements obsolètes qu’ils avaient abandonnés » écrivait Hoyt en 1939 (cité par Hamnett, 1996-1997, p. 58) pour résumer le modèle de l’« invasion-succession »24. Les responsables des politiques du logement, imprégnés de ce principe du « filtrage » urbain (filtering), ne faisaient qu’en renforcer la tendance en construisant avant tout en périphérie pour les ménages aisés25. D’autres producteurs de l’espace urbain contribuaient au “déclin” des quartiers centraux : employeurs cherchant à concentrer leur main d’œuvre immigrée dans des « ghettos » centraux proches des lieux de travail (ateliers de vêtements de New York, abattoirs de Chicago) ; Etat et municipalités qui encouragent à la construction neuve et à l’accession à la propriété (Harvey, 1973) ; professionnels de la finance et de l’immobilier alimentant la dépréciation du capital bâti par diverses pratiques telles que le redlining (délimitation de périmètres au sein desquels les prêts immobiliers sont considérés comme trop risqués et systématiquement refusés) (Dansereau, 1985, p. 193). En somme, tout semblait pousser les classes moyennes au white flight vers les périphéries.

Les processus de gentrification apparaissent donc à Londres et dans les villes nord-américaines, canadiennes et australiennes, d’autant plus nettement qu’ils vont à l’encontre du modèle de changement urbain qui faisait de la « suburbanisation » des couches moyennes le stade final du processus de passage de la ville préindustrielle à la ville industrielle (Hamnett, 1996). Le stage model élaboré dès la fin des années 1970 pour décrire la gentrification (Pattison, 1977 ; Clay, 1979 ; Gale, 1980, présentés par Van Criekingen, 2001) fait du mécanisme d’invasion-succession inversé le principe même du processus :

‘« Dans un premier temps, quelques ménages s’installent dans un quartier ancien dans la perspective d’y trouver des possibilités de logement à bon marché et un environnement qui leur permette de développer des styles de vie non conventionnels (homosexuels, artistes, hippies…). Petit à petit, l’image du quartier change et des ménages plus traditionnels s’y installent. Ceux-ci entreprennent des travaux de rénovation du parc bâti, principalement sur le mode du « do it yourself ». Ils sont ensuite rejoints par des ménages plus nantis qui achètent des maisons rénovées par des compagnies immobilières. En parallèle, le rythme des évictions des populations initialement en place augmente, jusqu’à ce que le quartier soit devenu homogène et très aisé » (Van Criekingen, 2001)’

Ce modèle présente le phénomène comme une appropriation continue et irréversible du stock de logements puis des espaces publics dans les quartiers concernés, scandée par des « étapes » définies par l’intervention de nouveaux acteurs – ménages de plus en plus aisés, professionnels et pouvoirs publics – et par l’éviction des acteurs précédents. Malgré ses limites, il a durablement imprégné les travaux empiriques et théoriques sur la gentrification, en raison de sa proximité avec le modèle de l’invasion-succession qu’il remplace.

Les premiers travaux américains publiés à la fin des années 1970 confirment l’existence de phénomènes de gentrification, mais soulignent qu’ils sont ténus et très variables d’une ville à l’autre26 ; le déclin de la population et de l’emploi dans les zones centrales restait la règle dans les villes américaines27, ainsi que la concentration dans ces zones des minorités ethniques et raciales et des ménages à faibles revenus. Il ne faut donc pas voir dans ces années 1970-1980 un retournement massif des tendances, mais seulement l’apparition d’un phénomène minoritaire d’installation de nouveaux résidents des classes moyennes et de réhabilitation spontanée dans les quartiers anciens dégradés proches des centres, qui cohabite avec la tendance majoritaire dans ces espaces au déclin démographique et socio-économique.

De cette histoire particulière, il semble découler que la gentrification est essentiellement un phénomène anglo-saxon. De nombreux chercheurs français ont pendant un temps émis des réticences à employer ce terme, estimant que dans les villes françaises « les espaces centraux n’ont jamais cessé d’être valorisés et habités par les classes supérieures » (Oberti et Préteceille, 2004, p. 9). Cet argument explique sans doute en partie la lenteur avec laquelle la notion s’est diffusée en France et la prudence avec laquelle elle a ensuite été adoptée. Toutefois, l’opposition entre modèles de développement urbain anglo-saxon et continental – « suburbanisation » des élites et des classes moyennes d’un côté, permanence de l’attractivité des centres de l’autre – semble un peu simplificatrice : « nombre de villes nord-américaines ont également eu des quartiers “chics” érigés en centre-ville comme New-York, Boston ou Philadelphie – ceux qui servent de cadre aux romans d’Henry James et de Edith Wharton » (Bidou-Zachariasen, 2003, p. 15) ; ajoutons le cas pourtant si « typique » de Londres, où le quartier de Westminster, l’un des plus centraux de la ville, est toujours resté majoritairement bourgeois. Inversement, si certains facteurs, comme l’afflux massif de travailleurs immigrés à Londres ou les différenciations résidentielles selon la couleur de peau dans les villes américaines, y ont rendu le white flight beaucoup plus visible, il se produisit également à Paris, à Lyon, à Bruxelles ou à Amsterdam. A Paris, l’expansion de zones résidentielles dans l’ouest, facilitée par le développement des chemins de fer, commença dès la seconde moitié du XIXe siècle autour des anciennes résidences nobles (Le Vésinet, la Celle Saint-Cloud, Maisons Laffitte)28. A Bruxelles, c’est le Sud de l’agglomération, avec ses collines boisées, qui attira les ménages nantis. De même à Lyon, où les Monts du Lyonnais, situés à l’écart du cœur de l’agglomération, ont tôt attiré les familles aisées. Pendant l’entre-deux guerres, c’est un tissu pavillonnaire pour des couches plus moyennes qui se développe (Dubost, 1992). Cette croissance du tissu pavillonnaire en zone périurbaine se poursuit après la Seconde Guerre mondiale : même si la « suburb » ne constitue pas aussi fortement que dans l’American way of life le socle d’un modèle de vie, elle est la première destination résidentielle des ménages. Les recensements montrent que depuis 1968 les communes périurbaines sont celles qui enregistrent les plus forts taux de croissance et que les migrations résidentielles au sein des aires urbaines se font de deux à trois fois plus souvent vers la couronne périurbaine que vers la ville-centre (Le Jeannic, 1997 ; Bessy-Pietri, 2000)29. Tout au long du XXe siècle, les pouvoirs publics ont conforté cette tendance en encourageant les ménages à l’accession à la propriété d’un logement individuel (Prêt d’Accession à la Propriété puis Prêt à Taux Zéro, « maison à 100 000 euros » plus récemment), non sans paternalisme et hygiénisme, la propriété occupante étant considérée comme responsabilisante et stabilisatrice (Choko, 1994) et les espaces périurbains comme plus sains.

En même temps, on peut identifier dans les centres des villes françaises et européennes des « zones de transition » qui connaissent dans les années 1960-1970 un relatif déclin. Paul-Henry Chombart de Lauwe a tenté dans les années 1950 d’appliquer à Paris le schéma de la « ville concentrique » (Chombart de Lauwe, 1965) ; il a montré qu’il offrait une grille de lecture incomplète mais relativement pertinente. On identifie en effet assez aisément un central business district, centre commercial et financier couvrant les quatre premiers arrondissements ainsi qu’une partie des 8ème, 9ème et 10ème arrondissements, secteur sujet dès les années 1950 à la dépopulation. Une « zone de transition » est constituée par ce qui reste des dix premiers arrondissements ainsi que la partie intérieure des arrondissements périphériques : cet anneau au bâti ancien, où se trouvent toutes les gares parisiennes, représentait bien jusqu’aux années 1960 la zone de première installation pour les migrants de l’intérieur (Bretons dans le 14ème, Auvergnats dans le 12ème) et par la suite pour les migrants internationaux (Vietnamiens dans le 13ème, Maghrébins dans le 18ème, etc.). La partie extérieure des arrondissements périphériques et la première couronne, avec ses immeubles de rapport, ses usines géantes (Renault à Billancourt, Citroën à Javel, les blanchisseries de Grenelle à Issy, etc.) ou son tissu d’ateliers plus modestes (Montreuil, Ivry, Malakoff), forment la troisième zone, dédiée à la fois à l’habitation et au travail ouvrier. Au-delà, les conditions de logement s’améliorent, avec notamment les pavillons de meulière. Cette lisibilité concentrique de l’espace se combine évidemment dans l’agglomération parisienne avec d’autres lignes d’organisation spatiale (principalement l’opposition Est / Ouest) ainsi qu’avec des dynamiques de restructuration urbaine, notamment le mouvement de rénovation urbaine par démolition-reconstruction qui modifia profondément le tissu urbain par endroits. Mais les quartiers d’Aligre à Paris (Bidou, 1984), de Saint-Georges (Authier, 1993) ou des Pentes de la Croix-Rousse à Lyon (Bensoussan, 1982) apparaissent bien pendant un temps comme des « zones de transition » : situés à proximité immédiate du « centre des affaires » et des lieux de pouvoir de chacune de ces villes, ce sont des espaces privilégiés de primo-installation des migrants abritant également des locaux d’activité. Ces quartiers ont tous connu par la suite des dynamiques de gentrification, saisies par des travaux empiriques dès les années 1980 sans les désigner comme telles.

Notes
22.

Cf. Smith, 1979 a ; en Europe, C. Bidou-Zachariasen (2003) reprend cette expression.

23.

Théorie reposant sur l’hypothèse selon laquelle sont privilégiés l'espace et les faibles densités plutôt que l'accessibilité aux centres-villes (Rhein, 2003).

24.

Selon les théories de l’école de Chicago, le développement urbain est fondé sur les dynamiques de succession et d’invasion : les ménages aisés migrent quand ils le peuvent vers un habitat récent en périphérie (« succession »), quittant leurs logements en cours de détérioration dans lesquels les populations pauvres viennent les remplacer (« invasion »). La construction de logements neufs se déplaçant toujours plus loin du centre, ce processus conduisait à la concentration dans la « zone de transition » – les quartiers entourant immédiatement l’hyper-centre ou Central Business District – des groupes économiquement les plus faibles, des migrants récemment arrivés et des marginaux, ainsi qu’à la dégradation des infrastructures et des logements de cette zone (Grafmeyer, Joseph, 1984 ; Rhein, 2003).

25.

Dansereau (1985) décrit ainsi les politiques du logement au Canada et aux Etats-Unis : « destiner la production du logement neuf d’abord aux couches aisées afin que celles-ci puissent libérer les logements existants au profit des couches immédiatement inférieures, et ainsi de suite tout le long de l’échelle sociale jusqu’à ce que l’on atteigne le niveau des taudis prêts à démolir » (Dansereau, 1985, p.192). Ce principe a également inspiré en partie les politiques du logement dans les pays européens.

26.

Sur la base de deux enquêtes menées en 1975 puis en 1979, Black (1980) note qu’en 1979, 86% des villes de plus de 150 000 habitants rapportent des activités de réinvestissement privé dans leurs quartiers anciens contre seulement 65% en 1975 ; mais l’ampleur de ces activités varie beaucoup d’une ville à l’autre. Clay (1970, 1980) confirme cette diversité de situations, tout en indiquant que la rénovation reste généralement circonscrite à une ou deux zones de faible étendue et ne concerne que 20 à 50% des logements – les autres pouvant très bien continuer à se détériorer (enquêtes rapportées par F. Dansereau, 1985).

27.

Entre 1975 et 1978, pour un ménage de revenu supérieur qui quittait la banlieue pour la ville centrale, trois effectuaient le mouvement inverse (Kasarda, 1980, cité par Dansereau, 1985, p.194).

28.

« Cette fuite vers l’Ouest des classes huppées a permis d’ailleurs à des quartiers centraux délaissés – comme le Marais dès le 19ème siècle - de changer d’affectation dans un premier temps (artisanat) et donc aussi de population puis, dans un second temps, d’être à nouveau le lieu d’attirance de catégories plus aisées. » (Bidou-Zachariasen, 2003, p. 15)

29.

Un ensemble de chercheurs a d’ailleurs vu cet étalement des villes sur de vastes territoires traversés de flux de mobilités comme la « ville émergente », un espace d’opportunités et d’ouvertures (Chalas, Dubois-Taine, 1997).