1.1.2 En France, une revalorisation de l’ancien multiforme

En France, les processus de gentrification à l’œuvre depuis les années 1970 dans plusieurs grandes villes ne frappent pas tant par leur contraste avec les tendances à la suburbanisation que par l’opposition qu’ils manifestent à un autre type de changement urbain : la rénovation moderniste et fonctionnaliste procédant par démolition-reconstruction. Le caractère spontané et graduel de la gentrification et le rôle central qu’y joue la réhabilitation contrastent en effet avec la visibilité physique, économique et politique des opérations de rénovation et avec la symbolique de la modernité qu’elles prétendent incarner. Initiée par l’Etat, menée avec des moyens juridiques et financiers considérables, la « rénovation urbaine au bulldozer » (Fijalkow et Préteceille, 2006, p. 8) passait par la démolition du bâti résidentiel ancien, jugé insalubre et définitivement inadapté à la ville moderne. Analysée par les sociologues marxistes30 comme la manifestation du passage d’un « capitalisme concurrentiel à dominante industrielle » à un « capitalisme d’organisation » dominé par les activités tertiaires, elle se traduisait par la construction de centres commerciaux, de bâtiments administratifs, de tours de bureaux et de voies autoroutières menant jusque dans les centres-villes. Les exemples ne manquent pas de ces rénovations guidées par les principes de l’urbanisme fonctionnaliste : à Paris, les Olympiades et l’opération Italie 1331, le Front de Seine, le quartier des Flandres ou encore ou les voies sur berges ; à Lyon, l’échangeur de Perrache et le quartier de la Part-Dieu ; à Bordeaux, le quartier Mériadeck, etc. Ce type d’aménagement se retrouve dans d’autres pays à la même période, à Londres par exemple où la construction après-guerre du complexe de logements, de bureaux et d’équipements des Barbicans montre que la capitale britannique n’était pas uniquement soumise à la suburbanisation et au déclin du centre. A Bruxelles, la construction en plein centre-ville d’immeubles de bureaux imposants et d’importants axes routiers est telle qu’on parle aujourd'hui de « bruxellisation » pour désigner ce type d’aménagement.

De nombreux projets inspirés par ces principes ne virent cependant pas le jour en raison de la « césure intellectuelle » des années 1968-1971 (Roncayolo, 1985, p. 122), qui toucha tant les aménageurs, architectes et ministres que les habitants. C’est d’abord chez ces derniers que se manifeste une opposition à l’aménagement technocratique et moderniste de l’époque de la reconstruction : la restructuration des centres déclenche des résistances d’expropriés ou d’expulsés, soutenus par des défenseurs des paysages et du patrimoine. Les « luttes urbaines » contre ces opérations de « rénovation-déportation » (Castells, 1973)32 sont ainsi menées par un ensemble hétérogène d’individus : des ménages d’origine modeste ayant eu accès à l’enseignement supérieur, des jeunes bourgeois en rupture avec leurs origines familiales, mais aussi de jeunes cadres ne résidant pas dans ces secteurs mais adhérant à l’idée de protection du patrimoine et aux préoccupations pour le cadre de vie33… Pour Marcel Roncayolo, « c’est 1968 qui, assez brutalement, ébranle la raison technicienne comme source de légitimité et donc s’attaque à l’idéologie même de l’urbanisme. Que l’on rapporte la production de l’espace au capitalisme ou au pouvoir qui s’efforce de « normaliser » la population, c’est dans sa logique – et non dans ses échecs – que l’urbanisme paraît une discipline condamnable. En revanche, les nostalgies contraires et semblables de la nature et de la ville traditionnelle, de la communauté villageoise ou urbaine y puisent leur regain d’actualité » (Roncayolo, 1985, p. 118). Les mouvements pour la défense de Charonne, du Vieux Lyon ou des Pentes de la Croix-Rousse en sont des expressions ; ils combinent enjeux locaux (opposition au relogement des anciens habitants des classes populaires dans les banlieues) et enjeux nationaux (une opposition plus globale à l’autoritarisme de l’Etat et à sa liaison avec des intérêts économiques).

Sans même nécessairement donner lieu à des luttes, ce virage idéologique se manifeste par l’apparition d’une demande pour les logements anciens des quartiers centraux ou péricentraux de la part de jeunes ménages des classes moyennes. Par leur choix résidentiel, mais aussi à travers toute une série de pratiques et de discours, ils expriment un intérêt pour l’ancienneté du bâti, qu’ils s’efforcent de mettre en valeur lors de travaux de réhabilitation ; ils s’intéressent aussi à l’histoire du quartier et de ses habitants – non sans une certaine « mythification » du quartier populaire traditionnel (cf. chapitre 2) – et proposent ainsi plus qu’une simple réhabilitation des logements : une « requalification, [une] revalorisation de quartiers qui avaient perdu l’estime » (Authier, 1993, p. 12). Ce n’est donc pas seulement sur un plan formel et théorique que l’on peut opposer le réinvestissement des centres par les classes moyennes aux opérations de démolition-reconstruction : la poussée de la gentrification est congruente avec l’émergence des mouvements idéologiques de défense des quartiers anciens et d’opposition à la rénovation moderniste et rationaliste.

Du côté des aménageurs et des décideurs, la crise économique et le recul sur vingt années d’urbanisme moderniste font apparaître les dangers de l’aménagement fonctionnaliste et rationnel34, intentionnellement conçu pour le court terme, vite réalisé par nécessité comme par principe35. « L’idée de restauration se substitue à celle de rénovation et annonce une autre stratégie, visant au contraire à l’entretien du patrimoine et à la double conservation du cadre et des comportements » (Roncayolo, 1985, p. 123).Les politiques urbaines se dotent de nouveaux dispositifs dédiés à l’intervention dans les centres anciens « utilisant un nouveau mode d’action incitatif à l’égard du secteur privé, soucieux de partenariat, respectueux de l’habitat ancien » (Fijalkow, Préteceille, 2006, p. 8). Aux antipodes des projets de modernisation des années 1950, les PRI (Périmètres de Restauration Immobilière) issus de la loi sur les secteurs sauvegardés du 4 août 1962 (dite « loi Malraux »), les OPAH (Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat, 1977), le classement de sites en ZPPAUP (Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager, 1983) se multiplient au cours des années 1970 et 1980, accompagnés de mesures de « requalification » des espaces publics (piétonisation, soutien aux commerces, etc.). Choix résidentiels individuels, mobilisations dans la société civile, nouvelles politiques urbaines appuyées sur des lois, des organismes spécialisés, des procédures de financement : « la manière de traiter – par l’imagination, le raisonnement ou l’action – les immeubles historiques ou simplement anciens s’est transformée du tout au tout » (Bourdin, 1984, p. 8). Il ne s’agit pas d’une simple mode, mais de la structuration d’un nouveau système de valeurs, pro-urbain et pro-ancien, d’un « processus culturel d’ensemble » (ibid., p. 24) qui transmue en patrimoine ce qui s’appelait jusqu’alors « taudis, habitat insalubre, verrue » et transforme l’espace urbain ancien en ressource convoitée (Bourdin, 1984). La gentrification, alors émergente dans les villes françaises, apparaît ainsi comme un mouvement culturel et politique plus que comme un modèle de développement urbain.

Sans que la notion ait franchi la Manche, de nombreux écrits traitent donc de gentrification à propos des villes françaises dès la fin des années 1970. Un numéro d’Espaces et Sociétés est par exemple consacré à ce thème en 1979, avec des contributions d’Odile Saint-Raymond ou d’Alain Bourdin. Ce dernier analyse le phénomène comme la conséquence de la mise en place d’une nouvelle image de l’espace ancien, qui associe aux logements et quartiers anciens des valeurs (ancienneté, richesse de l’objet artisanal, naturalité) particulièrement sensibles à certaines catégories de nouveaux habitants appartenant à la « nouvelle petite bourgeoisie » (Bourdin, 1984). Il rejoint ainsi la réflexion proposée par Jean Remy un an plus tôt (Remy, 1998, [1983]). Le début des années 1980 voit aussi la publication des travaux de l’Observatoire du Changement Social, programme de recherche thématique lancé par le CNRS en 1977, dont certains concernent des quartiers anciens de grandes villes en cours de revalorisation (Bensoussan, 1982 ; Chalvon-Demersay, 1984 ; Benoit-Guilbot, 1986). Au même moment, Catherine Bidou publie son travail sur les « nouvelles couches moyennes » en partie consacré aux rapports de nouveaux résidents des classes moyennes au quartier ancien populaire dans lequel ils se sont installés (Bidou, 1984). Dans tous ces travaux, c’est la « revitalisation » des centres villes par l’afflux de résidents des classes moyennes et la réhabilitation physique et symbolique à laquelle ils participent qui sont étudiées, qu’elles proviennent d’un investissement spontané ou d’actions publiques volontaristes. Une caractéristique de ces processus et des travaux qui y sont consacrés est en effet la place importante qu’y occupent les politiques publiques, qui contraste avec les versions anglo-saxonnes du phénomène. Toutefois, si ce mouvement culturel et politique est moins mis en avant par les chercheurs anglo-saxons sur la gentrification, il se produit aussi aux Etats-Unis et au Canada : il suffit pour s’en convaincre de regarder les écrits de Jane Jacobs, inspirés par des années de luttes urbaines à Manhattan (Jacobs, 2000 [1962]), ou de relire le premier travail de David Ley (1980), qui traite de la montée du Electors Action Movement à Vancouver et des restrictions de l'activité immobilière et de la construction d'autoroutes auxquelles son succès conduisit.

Pour Jean Remy, ce phénomène naît en définitive de « la convergence non intentionnelle d’acteurs divers […] dont la diversité d’intentions débouche sur une solidarité d’effets ». Pour lui, les luttes urbaines relèvent d’alliances complexes entre fractions des classes moyennes en mobilité ascendante, jeunes gens en mobilité descendante dotés d’un fort capital culturel, marginaux et parvenus (Remy, 1983). Cette diversité des groupes sociaux et de leurs projets sur l’espace l’amène à souligner les ambiguïtés de la « demande » en faveur de la revalorisation des quartiers anciens et surtout des représentations et des significations dont elle est porteuse : mise en place, au nom de l’historicité, d’un « surréalisme historique », réaffirmation d’une centralité qui n’est plus que « suprafonctionnelle », etc. Pour Francine Dansereau, « ces ambiguïtés sont tributaires de l’instabilité de la nébuleuse des positions sociales que l’on recouvre sous le terme commode mais mal défini de “nouvelles couches moyennes” ou “nouvelle petite bourgeoisie” : au fond, n’est-ce pas la transformation plus globale de la structure professionnelle et de l’ordre économique national et mondial qui est en cause ? » (1985, p. 198).

Notes
30.

Castells, Godard et plus largement le « Groupe de sociologie urbaine de Nanterre » ; cf. Castells, 1972.

31.

Opération étudiée par Francis Godard en 1971 et dont un secteur est l’objet de la fameuse monographie d’Henri Coing parue en 1966.

32.

Deux dossiers de Espaces et sociétés sont consacrés à ces « mouvements sociaux urbains » en 1972 et 1973 (n°6-7 et n°9).

33.

Comme par exemple les militants de l’association Renaissance du Vieux Lyon décrits par Jean-Yves Authier à propos du quartier Saint-Georges (Authier, 1993).

34.

Marcel Roncayolo parle ainsi de dangers de « dissociation du tissu urbain et des groupes sociaux, [de] rupture entre les modes de vie et le cadre, [de] dilution des valeurs symboliques de la ville » (Roncayolo, p.123).

35.

Il s’agissait alors de rompre avec la tradition monumentale qui prétendait construire pour l’éternité (Roncayolo, 1985).