2.1 Les recompositions des classes moyennes depuis les années 1980

2.1.1 Des classes moyennes écartelées ?

Le « retour des classes moyennes » dans l’analyse sociologique est passé par plusieurs thématiques : le comportement politique, les choix scolaires et les dynamiques de ségrégation spatiale, dans lesquelles les classes moyennes ont été accusées de jouer un rôle actif (Maurin, 2004 ; Donzelot, 1999, 2004 ; Jaillet, 2004). Jacques Donzelot annonce en 2004 l’avènement d’une « ville à trois vitesses » : « celle de la relégation des cités d’habitat social, celle de la périurbanisation des classes moyennes qui redoutent la proximité avec les « exclus » des cités mais se sentent oubliées par l’élite des « gagnants » portée à investir dans le processus de gentrification des centres anciens » (Donzelot, 2004, p.17). Dans l’analyse qu’il propose, la gentrification est le fait de « la partie supérieure des couches moyennes », des « gagnants », tandis que la majeure partie des classes moyennes, fragilisée, manifeste une logique de repli familial sur la sphère privée et de mise à distance des classes populaires et de leurs espaces. Marie-Christine Jaillet, qui s’inscrit dans le schéma proposé par Donzelot, explique le choix du périurbain à la fois par l’adhésion à la norme de la maison individuelle et par la recherche d’un certain entre-soi. En raison de leur histoire récente et des logiques de la construction pavillonnaire, les espaces périurbains sont composés d’ensembles de logements localement assez homogènes, le « standing » – et donc le niveau de prix – de chaque ensemble étant en grande partie dicté par les qualités de son environnement et par son accessibilité ; ils permettent ainsi de mettre à distance les populations immigrées et les ménages pauvres, dont le côtoiement est perçu comme risqué. Le choix d’une résidence individuelle en périurbain, parfois au prix de périlleux sacrifices financiers, est donc interprété comme une fuite des quartiers d’habitat social et comme une stratégie, privée et individualiste, de retrait des espaces publics et des dispositifs de l’Etat-Providence. Ces représentations se manifestent également à travers trois types de phénomènes sociaux repérés dans les espaces périurbains qui nourrissent l’idée d’une sécession de ces espaces à l’égard du système politique, administratif et urbain : le « vote anti-système » (vote pour les partis extrêmes) qui s’est développé dans les communes périurbaines les plus lointaines et les plus modestes (Guilluy, 2000 ; Charmes 2005) ; le développement des gated communities (Charmes, 2005) ; et la tentation de la « sécession » administrative, politique et financière vis-à-vis de la ville-centre (Jaillet, 2004).

Selon cette description, le « noyau dur » des classes moyennes actuelles n’a plus aucun point commun avec les « nouvelles classes moyennes » des années 1970 ; mais ces dernières ne semblent pas non plus avoir d’héritiers parmi les « gentrifieurs » tels que Jacques Donzelot les décrit. Le terme « gentrification » est employé par l’auteur de façon très large, puisqu’il désigne simplement le choix de la ville-centre qui, moyennant un coût immobilier élevé, offrirait à la fois un « voisinage valorisant » (la proximité de nombreux services de qualité) et un « entre-soi sélectif » (ce terme n’étant pas davantage explicité, il est difficile de le distinguer de « l’entre-soi protecteur » qu’offrirait le périurbain pavillonnaire). L’évocation des gentrifieurs et de leurs espaces par Jacques Donzelot fait un écho troublant aux descriptions que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont pu faire des quartiers de la grande bourgeoisie : des « hypercadres de la mondialisation », des « hommes d’affaires entre deux avions », qui « comparent leur salaire à celui de leurs équivalents dans les autres pays » et s’offrent les espaces urbains les plus coûteux55 ; dans leurs quartiers, la vigilance discrète des commerçants sur les espaces publics et la présence policière non moins discrète assurent la sécurité ; ils ont un rapport familier aux services et aux équipements et un rapport à l’institution scolaire qui évoque celui des familles bourgeoises du 16ème arrondissement de Paris56 (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1989).

Alors que, dans les années 1980, Catherine Bidou (1984) pouvait analyser les classes moyennes des quartiers en gentrification et des villages périurbains dans un même mouvement, la différence géographique recouvrirait aujourd'hui une opposition radicale entre deux mondes, celui des « gagnants » et celui des « perdants » de la nouvelle économie. Ces auteurs souscrivent implicitement ou explicitement à l’idée d’une dualisation des classes moyennes57 ; dans ce schéma, les gentrifieurs seraient typiques de la partie émergée de l’iceberg (pour reprendre l’image proposée par Louis Chauvel, 2006). Mais cette assertion provient plus des représentations aujourd'hui associées à la gentrification et au portrait des « bobos » véhiculé dans la presse que de matériaux empiriques. Qu’en est-il réellement ? Si les gentrifieurs contemporains sont réellement très bien dotés, pourquoi ne rejoignent-ils pas les espaces des classes supérieures ? Et si ce n’est pas le cas, ne ressentent-ils pas cette « peur du déclassement » qui devrait les conduire à éviter de côtoyer les couches populaires ?

En outre, les travaux empiriques menés récemment dans les espaces périurbains montrent la diversité de leurs habitants : il y a peu en commun entre les familles aisées des gated communities rencontrées par Eric Charmes à Gressy-en-France ou à Meyzieu (Charmes, 2005) et les ménages populaires fragilisés par l’accession à la propriété d’un pavillon rencontrés par Lionel Rougé en lointaine banlieue toulousaine (Rougé, 2004) ; de même, les travaux de Violaine Girard et de Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot font apparaître une image nuancée du périurbain, le présentant comme un espace de promotion sociale pour des ménages d’employés de la fonction publique ou de salariés de l’industrie nucléaire (Cartier et al., 2008 ; Girard, 2009). Ces deux derniers travaux montrent, de plus, que cohabitent au sein même de ces communes périurbaines des ménages divers par la position sociale, les origines ou la trajectoire résidentielle et enfin que la participation à la vie politique, associative et syndicale locale est loin d’être éteinte. On peut raisonnablement supposer la même hétérogénéité entre quartiers gentrifiés et, au sein de ces quartiers, entre gentrifieurs, même si peu de travaux empiriques permettent jusqu’à présent de la saisir. Les récentes observations de Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak dans le quartier parisien de Sainte-Marthe suggèrent en tous cas que les gentrifieurs ne sont pas tous des « hypercadres de la mondialisation » ni des « gagnants » de la nouvelle économie, sans en être pour autant des « perdants » : artistes, journalistes pigistes, enseignants débutants, chargés de mission dans des administrations publiques, travailleurs sociaux… Si leurs diplômes les protègent relativement du chômage, leurs revenus et leurs statuts d’emploi n’en font pas des membres des classes supérieures (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2006, 2008).

Notes
55.

« Ce sont partout les hypercadres de la mondialisation, les professions intellectuelles supérieures qui peuplent ces espaces rénovés. Il est logique que ceux qui achètent le bien le plus cher au monde soient les personnes les plus riches, certes mais également les plus adaptées à ce produit parce qu’il est fait pour elles. La preuve de cette étroite correspondance entre un produit et ses acheteurs, on peut la voir dans le mode de reconnaissance mutuelle que la gentrification établit entre ses bénéficiaires. Il fait beaucoup penser à ce spectacle qu’offrent les gagnants d’un jeu de télé-réalité tant ils paraissent naïvement ravis et fiers de se retrouver ensemble heureux rescapés du grand jeu de la société nationale, membres élus de la société mondiale » (Donzelot, 2004, p. 33).

56.

« La hantise du diplôme tend à disparaître également au profit de la construction d’un parcours initiatique. Car, à quoi bon accumuler les diplômes si on ne sait pas comment les ordonner d’harmonieuse manière ? La mode s’installe ainsi, chez les gentrifiés, d’envoyer les enfants après le secondaire à la rencontre du monde, et de leurs désirs durant une année de découverte. Ils en reviennent pleins d’usages anglo-saxons et de raison globale, prêts à s’engager dans des études dont ils savent où elles doivent les mener, et d’abord intégrer les indispensables stations d’une ou deux années dans les plus prestigieuses universités étrangères » (Donzelot, 2004, p. 37).

57.

La diffusion de cette représentation, en partie inspiré par le travail de Saskia Sassen (1991) sur les « villes globales » (Londres, New York, Tokyo) est selon Edmond Préteceille favorisée en France par l’abondance de travaux sur les espaces populaires et la faiblesse des travaux sur les classes moyennes au cours des années 1990.