2.1.2 La croissance continue des classes moyennes-supérieures dans la structure sociale

Comment les classes moyennes et moyennes-supérieures58 ont-elles réellement évolué depuis les travaux sur les « nouvelles classes moyennes » ? Si les travaux ethnographiques manquent pour répondre à cette question, l’observation de données statistiques permet d’identifier quelques processus de recomposition et d’apercevoir certains enjeux. Rappelons d’abord quelques tendances des années 1960-1970 afin de saisir leurs inflexions au cours des années 1980 à 2000. Entre 1968 et 1982, dans un contexte de forte croissance de la population active (+ 21 %), les cadres et les professions intermédiaires voient leurs effectifs presque doubler59, entraînés par l’explosion du nombre de professeurs et professions scientifiques (+ 259 %) et de professionnels de la santé et du travail social (+ 210 %), et par la croissance forte des ingénieurs (+ 132 %) et techniciens (+ 129 %) (cf. tableau 1-1). En même temps, le chômage apparaît brutalement dans ces catégories jusque-là épargnées : le nombre de chômeurs en 1962 étant très faible, cet effectif croît de plus de 1000 % parmi les professions intermédiaires et d’environ 650 % chez les cadres. Si la gentrification est dans les années 1970 un phénomène urbain encore marginal, il émane donc des groupes les plus concernés par les transformations de la structure sociale des années 1960 et 1970.

Tableau 1-1 : Evolution des effectifs des actifs selon la catégorie socioprofessionnelle (nouvelle nomenclature), 1962-1982 et 1982-1999 (en %), France entière
Actifs Effectifs
(en milliers)
Taux de croissance des effectifs
(en %)
1962 2005 1962-1982 1982-1999 1999-2005*
Agriculteurs exploitants 3045 663 - 52 % - 56 % + 3%
Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 2084 1575 - 12 % - 10 % - 5%
Cadres et professions intellectuelles supérieures 892 3869 + 113 % + 67 % + 22 %
Professions libérales 133 346 + 77 + 46 0
Cadres de la fonction publique 157 370 + 54 + 55 - 1
Professeurs, professions scientifiques 98 717 + 259 + 88 + 8
Professions de l'information, des arts et des spectacles 59 232 + 75 + 97 + 14
Cadres administratifs et commerciaux d'entreprise 281 1023 + 99 + 34 + 37
Ingénieurs et cadres techniques d'entreprise 159 972 + 132 + 89 + 39
Chômeurs 5 209 + 660 + 255 + 55
Professions intermédiaires 2114 6108 + 87 % + 46 % + 6 %
Instituteurs et assimilés 385 819 + 98 + 12 - 4
Professions intermédiaires de la santé et du travail social 190 1109 + 210 + 64 + 15
Clergé, religieux 151   - 60 - 67  
Professions intermédiaires administratives de la fonction publique 181 468 + 54 + 56 + 8
Prof. intermédiaires administratives et commerciales d'entreprise 558 1716 + 61 + 81 + 6
Techniciens 285 1061 + 129 + 34 + 21
Contremaîtres, agents de maîtrise 350 563 + 56 - 1 + 4
Chômeurs 14 372 + 1029 + 185 - 18
Employés 3535 8098 + 77 % + 25 % + 4 %
Dont chômeurs 69 891 + 983 + 54 % - 23
Ouvriers 7488 6855 + 3 % - 9 % - 3
Dont chômeurs 112 883 + 563 + 55 % - 23
Total population active 19158 27639 + 21 % + 12 % + 6 %

* Les données de 2005 sont issues de l’Enquête Emploi
Source : INSEE, Recensements de la population de 1962, 1982, 1990 et 1999 ; *Enquête Emploi de 2005
Tableau élaboré à partir de Bosc, 2008

Entre 1982 et 1999, la croissance de la population active diminue de moitié par rapport à la période précédente, de même que celle des cadres et professions intellectuelles supérieures et que celle des professions intermédiaires. Dans le premier groupe, le ralentissement est plus prononcé parmi les cadres administratifs et commerciaux des entreprises, les professions libérales et les cadres de la fonction publique ; dans le second, pour les instituteurs et assimilés, les techniciens et les contremaîtres, dont les effectifs stagnent. A cette période, la catégorie socioprofessionnelle qui connaît la plus forte croissance est celle des professions de l’information, des arts et des spectacles, qui double ses effectifs et connaît un taux de croissance annuel deux fois supérieur à celui des cadres du public pendant la période précédente. Les ingénieurs et cadres techniques continuent leur croissance rapide, de même que les professeurs et professions scientifiques pour lesquels le rythme est toutefois deux fois inférieur à celui de la période précédente, suivis par les professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises, auxquelles il faut ajouter les personnels de service aux particuliers (+ 74 %).

Au cours des années récentes (1999-2005), tous les groupes socioprofessionnels sont en quasi-stagnation (entre -1% et +1% par an), hormis le groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures, dont la croissance reste soutenue (elle est aussi rapide que pendant la période précédente : 3,7% par an contre 3,9% par an entre 1982 et 1999 – elle était de 5,6% par an entre 1962 et 1982). Cette croissance est tirée avant tout par celle des cadres d’entreprise, très rapide : les ingénieurs poursuivent leur croissance à un rythme proche de celui des années 1960-1970 ; la croissance rapide des cadres administratifs et commerciaux est en revanche un fait nouveau (leur taux de croissance annuel est de 6,1% par an, contre 2 % à la période précédente et 5 % par an entre 1962 et 1982). Les techniciens, les professions de l’information, des arts et des spectacles et les professions intermédiaires de la santé et du travail social croissent moins vite mais malgré tout à un rythme supérieur à la moyenne. Si le groupe des employés dans son ensemble est stable, il faut souligner la forte croissance des personnels de services aux particuliers (+ 30 %) et des employés de commerce (+ 25 %). En revanche, les effectifs du secteur public n’augmentent presque plus60 (croissance faible pour les enseignants, chercheurs et professions intermédiaires, décroissance faible pour les cadres). Les effectifs de chômeurs cadres continuent à croître, à un rythme toutefois inférieur aux périodes précédentes.

Depuis 1982, le poids des catégories moyennes et supérieures s’est donc encore fortement accru dans la stratification61. La part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs est passée de 5 à 8 % entre 1962 et 1982, et de 8 à 14 % entre 1982 et 2005 ; au cours des mêmes périodes, la part des professions intermédiaires est passée de 11 à 17 % puis de 17 à 22 %. Selon Serge Bosc, ce vaste ensemble est marqué au cours de ces vingt-cinq dernières années par deux tendances : d’une part, la « différenciation accentuée entre gens du privé et gens du public » ; d’autre part, la « montée en puissance et en visibilité, via la révolution de l’information, de professions soit salariées, soit libérales, tournant autour de l’expertise et des savoirs spécialisés » (Bosc, 2008).

Tableau 1-2 : Evolution de la structure par CS du groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures de 1962 à 2005
  1962 1982 2005*
Professions libérales 14,9% 12,4% 8,9%
Cadres de la fonction publique 17,6% 12,7% 9,6%
Professeurs, professions scientifiques 11,0% 18,5% 18,5%
Professions de l'information, des arts et des spectacles 6,6% 5,4% 6,0%
Cadres administratifs et commerciaux d'entreprise 31,5% 29,5% 26,4%
Ingénieurs et cadres techniques d'entreprise 17,8% 19,4% 25,1%
Chômeurs 0,6% 2,0% 5,4%
Total 100% 100% 100%
Poids du total parmi les actifs 5% 8% 14%

Source : INSEE, Recensements de la population de 1962 et 1982 ; *Enquête Emploi de 2005
Tableau élaboré à partir de Bosc, 2008

Tableau 1-3 : Evolution de la structure par CS du groupe des professions intermédiaires de 1962 à 2005
  1962 1982 2005*
Instituteurs et assimilés 18,2% 19,3% 13,4%
Professions intermédiaires de la santé et du travail social 9,0% 14,9% 18,2%
Clergé, religieux 7,1% 1,5% n. d.
Professions intermédiaires administratives de la fonction publique 8,6% 7,1% 7,7%
Professions intermédiaires administratives et commerciales d'entreprise 26,4% 22,8% 28,1%
Techniciens 13,5% 16,6% 17,4%
Contremaîtres, agents de maîtrise 16,6% 13,8% 9,2%
Chômeurs 0,7% 4,0% 6,1%
Total 100% 100% 100%
Poids du total parmi les actifs 11% 17% 22%

n. d. : donnée non disponible
Source : INSEE, Recensements de la population de 1962 et 1982 ; *Enquête Emploi de 2005
Tableau élaboré à partir de Bosc, 2008

Le tableau 1-2 fait apparaître les recompositions au sein du groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures. Les ingénieurs et cadres techniques y apparaissent en effet comme les grands « gagnants » de la période 1982-2005 ; les seules autres catégories dont le poids relatif ne diminue pas sont les chômeurs et les professions de l’information, des arts et des spectacles. Du côté des professions intermédiaires, les salariés du secteur public se maintiennent mieux, mais ce sont également les salariés des entreprises privées qui voient leur poids augmenter le plus. La « montée en puissance des professions […] de l’expertise et des savoirs spécialisés » est plus difficile à saisir dans la structure des PCS. Les observations d’Edmond Préteceille sur la distribution spatiale des groupes sociaux en Ile-de-France (2003) confirment en revanche la pertinence de ces deux lignes de différenciation, qui viennent se superposer à la différenciation verticale de la hiérarchie.

Notes
58.

Nous reprenons à notre compte cette expression d’Edmond Préteceille pour désigner les membres du groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures qui sont fortement dotés en titres scolaires mais ne détiennent pas de pouvoir de décision dans leur travail.

59.

Nous avons opté pour une présentation des évolutions en effectifs plutôt qu’en parts, notre objectif étant de saisir la dynamique des groupes formant les classes moyennes et moyennes-supérieures plus que de montrer les déformations de la structure sociale dans son ensemble.

60.

Sauf parmi les professions intermédiaires de la santé et du travail social, dont il forment une part importante.

61.

Nous avons pris le parti, à la suite de Serge Bosc, de faire apparaître les chômeurs dans leur groupe socioprofessionnel de référence ; mais si on les considère à part, ils forment, depuis le milieu des années 1980 déjà, un groupe plus nombreux que celui des cadres et professions intellectuelles supérieures (Chauvel, 2002 [1998]) et celui qui a connu l’expansion la plus rapide.