2.1.3 La différence public / privé toujours structurante des rapports à l’espace

A partir du traitement des résultats des recensements de 1990 et 1999 et d’une typologie socioprofessionnelle des espaces, Edmond Préteceille met en évidence les localisations résidentielles des catégories socioprofessionnelles détaillées et leurs tendances plus ou moins ségrégatives au sein de l’Ile-de-France62. La première observation confirme l’importance de la différenciation verticale : les groupes les plus ségrégés sont les cadres et professions intellectuelles supérieures et les ouvriers, tandis que les professions intermédiaires et les employés ont les indices de ségrégation les plus faibles. Mais il faut nuancer immédiatement ce propos en recourant aux catégories socioprofessionnelles détaillées : au sein des cadres et professions intellectuelles supérieures, « pour la métropole parisienne, les indices de ségrégation les plus forts en 1982, 1990 et 1999, qu’ils soient calculés selon les IRIS ou les communes et quartiers, sont pour les chefs d’entreprise et les professions libérales ainsi que pour les professions de l’information, des arts et du spectacle » (Préteceille, 2006, p. 75). Les cadres de la fonction publique et les cadres d’entreprise ont des indices un peu moins forts, mais c’est en revanche pour eux que les indices croissent le plus vite entre 1990 et 1999. Les professions de l’information, des arts et des spectacles, qui sont en forte croissance numérique à cette période, ont un indice de ségrégation décroissant, tout comme les professeurs et professions scientifiques et les cadres du public. Ces trois catégories sont d’ailleurs selon Marco Oberti et Edmond Préteceille à rattacher aux classes moyennes plutôt qu’aux classes supérieures en raison de leur niveau de revenus ou de la précarité de leur statut d’emploi63. « Le clivage […] au sein des cadres se confirme donc dans l’évolution des proximités avec les différentes CS, professions libérales, cadres d’entreprise et ingénieurs se rapprochant les uns des autres, s’éloignant du cœur des classes moyennes et plus encore des classes populaires, alors que cadres de la fonction publique, professeurs et professions de l’information, des arts et du spectacle se rapprochent les uns des autres, se rapprochent un peu des employés et s’éloignent un peu des ouvriers » (Oberti, Préteceille, 2003, p. 43).

A propos des cas de gentrification parisienne qu’il a statistiquement mis en évidence, Edmond Préteceille incite ainsi à considérer moins la distance entre les nouveaux habitants des classes supérieures et les anciens habitants des classes populaires, qu’« une tension entre deux groupes de classes moyennes-supérieures » (Préteceille, 2007, p. 30) : d’un côté, les cadres du privé, à la fois plus « séparatistes » et qui, hormis une élite regroupée dans les quartiers sud-ouest de Paris, privilégient une résidence en banlieue64 ; d’autre part, les cadres du public, professions littéraires et scientifiques et professionnels des arts et des médias qui valorisent davantage la centralité et sont fortement présents dans les arrondissements du sud, de l’est et du nord de Paris. Cette ligne de partage entre pôles public et privé se retrouve un peu plus bas dans la hiérarchie, les techniciens et professions intermédiaires des entreprises vivant majoritairement dans les espaces moyens mélangés de banlieue (deuxième couronne surtout) où les employés des entreprises et les ouvriers qualifiés sont également très présents, tandis que les professions intermédiaires de la fonction publique sont plus présents dans un type d’espace où se trouvent également les cadres et les employés du secteur public, principalement situé dans les arrondissements de l’Est de Paris65.

Si la distinction entre « gens du privé » et « gens du public », déjà identifiée depuis longtemps (De Singly, Thélot, 1989), apparaît structurante des choix résidentiels, le travail d’Agnès Van Zanten sur les choix scolaires des parents des classes moyennes et supérieures66 montre qu’elle structure aussi les rapports quotidiens à l’espace social local (Van Zanten, 2009). L’auteure propose une typologie de cet ensemble social en quatre groupes de statut (technocrates / intellectuels / médiateurs / techniciens), typologie fondée sur des critères « plus culturels qu’économiques » : univers professionnels, modes de vie, référentiels culturels, positionnements politiques. Un pôle « privé » est constitué des « technocrates » et « techniciens » tandis que parmi les « intellectuels » et les « médiateurs », les salariés du public sont surreprésentés ; au sein de ces catégories, la différenciation est surtout affaire de niveau de diplôme. En termes de choix résidentiels et scolaires, les premiers apparaissent « séparatistes dans leurs pratiques mais assimilationnistes sur le plan des principes » (ibid., p. 65). Privilégiant dans la pratique un fort entre-soi, ils acceptent des « formes très abstraites et peu menaçantes » de cohabitation (cours d’éducation religieuse œcuméniques, actions humanitaires) ; ils assignent à l’éducation des visées avant tout « instrumentales ». Les seconds visent davantage le « bonheur expressif », tourné vers le « ici et maintenant » ; celui-ci passe donc par la sociabilité locale, qui prend toutefois la forme d’un « brassage contrôlé » (ibid., p. 66). Pour Agnès Van Zanten, c’est « la dimension culturelle qui soude des classes moyennes dont la position et la légitimité sont étroitement liées au rapport qu’elles entretiennent avec la connaissance et l’expertise, à leurs valeurs culturelles, à leur dynamisme associatif et à leurs utopies politiques » (ibid., p. 18) ; ces divers éléments apparaissent toutefois dans son analyse comme des facteurs de différenciation plus que d’homogénéité entre les fractions de classes moyennes rencontrées.

Notes
62.

Nous manquons à l’évidence de travaux analogues pour les autres agglomérations françaises, où les structures d’emploi sont moins « typées » qu’en région parisienne.

63.

Dans leur rapport sur « Les classes moyennes et la ségrégation », Marco Oberti et Edmond Préteceille (2003) définissent les classes moyennes comme des salariés ayant une « activité technique supposant une certains qualification mais dans une position subordonnée », qui « requiert des ressources culturelles et techniques acquises à l’école et à l’université » (p. 48). Dans leurs analyses, ils y incluent les enseignants du secondaire, une grande partie des cadres du public et des professions de l’information, des arts et des spectacles.

64.

Si le poids des cadres s’est très fortement accru au cours des vingt dernières années, les positions de pouvoir restent en effet peu nombreuses, voire apparaissent comme de plus en plus rares en raison de la mondialisation, accroissant selon Serge Bosc la distance entre cadres « ordinaires » et cadres dirigeants : « les cadres se sont scindés entre les classes moyennes et les classes supérieures » (Bosc, 2003, p.45).

65.

Cf. Préteceille, 2003, p. 23-33 pour une description précise de ces localisations différenciées.

66.

Les parents enquêtés ne font pas partie de l’élite dirigeante, mais une partie d’entre eux appartient clairement aux classes supérieures (cadres supérieurs du secteur privé) ; une autre partie appartient plus nettement aux classes moyennes (techniciens, travailleurs sociaux) tandis qu’un groupe se situe à la charnière (enseignants, cadres du public, professionnels des médias, des arts et spectacles).