2.1.4 La diversification du rapport à l’emploi parmi les professionals

Nous avons annoncé plus haut ce deuxième élément de différenciation identifié par Serge Bosc – celui du type de ressource sur laquelle repose la position professionnelle – ainsi que la montée en puissance des professions reposant sur un fort capital culturel (professions « tournant autour de l’expertise et des savoirs spécialisés »). Les analyses britanniques sur la service class sont éclairantes à ce sujet, bien qu’elles ne puissent être transposées telles quelles au cas français (Bidou-Zachariasen, 2000). S’appuyant sur les travaux d’Erik O. Wright (1985), Savage et al. (1992) proposent de distinguer, au sein de la middle class anglaise, trois groupes devant leur position sociale à trois types de capitaux différents : capital économique pour les petty-bourgeois qui correspondent aux indépendants traditionnels ; capital culturel certifié pour les professionals (spécialistes producteurs de savoirs et de conseils)67  ; « capital d’organisation » (ressources accumulées au cours d’une carrière au sein d’une même entreprise ou administration – informations, relations, etc. – et qui ne valent qu’au sein de cette organisation) pour les managers, définis comme les dépositaires d’une autorité par délégation. Si les managers sont confrontés au problème de la non-convertibilité de leur principale ressource d’une organisation à l’autre, la problématique des professionals est de convertir leurs compétences en statut social et en gratifications économiques. Ces deux fractions doivent parvenir en outre à transmettre un capital, sous une forme ou sous une autre, à leurs enfants. Pour ces auteurs, dans la Grande-Bretagne du milieu des années 1990 (Savage et al., 1992 ; Savage, Butler (dir.) 1995 ; Butler, 1996), les professionals sont dans une position plus confortable que les managers. D’une part, le passage au post-fordisme s’est traduit par un allègement des bureaucraties et par un recours croissant à des compétences spécialisées souvent externalisées. D’autre part, les bons résultats obtenus par leurs enfants montrent que la reproduction de leur capital culturel via le système scolaire fonctionne bien. Les managers, confrontés à la dévaluation du capital organisationnel, recourent à la propriété occupante afin de garantir la transmission d’un patrimoine à leurs enfants ; cela permet parfois en outre de se mettre à son compte afin de ne plus dépendre d’une organisation68. Professionals et managers se distinguent par des goûts, des intérêts culturels et sociaux, des opinions politiques et des choix résidentiels différents ; les premiers, désignés par d’autres auteurs comme des « manipulateurs de symboles » (Robert Reich, cité par Bosc, 2008, p. 107), rappellent la new middle class de Gouldner (1979). Au cours de l’enquête qu’il a menée dans un quartier en gentrification de Londres (Hackney), Tim Butler a rencontré presque exclusivement des professionals ; il attribue leur choix résidentiel au souhait de « s’entourer de gens qui leur ressemblent afin de renforcer les valeurs culturelles et politiques qu’ils ont acquises durant leurs années universitaires » (Butler, 1996, p. 101) et qui les distinguent du reste de la classe moyenne.

Cette distinction entre managers et professionals ne recouvre que très partiellement la distinction entre « gens du public » et « gens du privé ». Elle donne ainsi d’autres outils pour penser certaines évolutions des classes moyennes, telles que l’externalisation croissante dans les professions intellectuelles et para-artistiques. Autrefois salariés du public, un certain nombre de professionnels de la recherche, de l’expertise, de la communication, etc., sont aujourd'hui indépendants ou salariés de petites structures privées, même si leur existence professionnelle dépend toujours largement des fonds publics. La catégorie des professions de l’information, des arts et des spectacles, dont les effectifs sont relativement faibles mais ont plus que doublé au cours des vingt-cinq dernières années, accueille une partie de ces professionals français. Ceux-ci connaissent ainsi les conditions de travail du privé en même temps que des préoccupations et des valeurs favorables aux services publics et à l’intervention de l’Etat. Les gentrifieurs que Tim Butler a rencontrés à Hackney présentent de ce point de vue un profil intéressant : diplômés en sciences humaines et sociales, ils votent massivement pour le Labour Party et manifestent une « culture du discours critique » ; tout les rapproche des nouvelles classes moyennes salariées des années 1970-1980, si ce n’est qu’un tiers d’entre eux (sur 245) travaillent en free lance 69.

Leur tendance à l’agrégation spatiale, soulignée par Tim Butler, n’est pas sans évoquer les résultats très particuliers observés par Edmond Préteceille à propos de la distribution des professionnels de l’information, des arts et des spectacles en Ile-de-France : si leur indice de ségrégation diminue entre 1990 et 1999, il reste le plus élevé, au sein du groupe des cadres, après celui des professions libérales. Ils sont spatialement concentrés pour plus de la moitié d’entre eux dans des types d’ « espaces supérieurs » : 22% dans le sous-groupe des « espaces de l’élite dirigeante » et 26% dans le sous-groupe des « espaces des cadres, professions libérales, professions de l'information, des arts et du spectacle et commerçants », c'est-à-dire dans les deux sous-groupes les plus parisiens ; ils sont en revanche faiblement présents dans le sous-groupe des « espaces des cadres d’entreprise », nettement plus banlieusard. Un gros tiers des professionnels de l’information, des arts et des spectacles se répartit ensuite entre les différents types des « espaces moyens-mélangés ». Cette concentration des professionnels de l’information, des arts et des spectacles dans les espaces supérieurs a de quoi surprendre quand on connaît le revenu moyen dans cette catégorie : 35 400 euros de revenus déclarés (c'est-à-dire avant impôts et prestations sociales) en 200370, soit un revenu moyen beaucoup plus proche de celui du groupe des professions intermédiaires (33 200 euros en 2004) que de celui du groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures (51 100 euros en 2004) et a fortiori des catégories de population qu’ils côtoient dans les espaces supérieurs parisiens (78 600 euros pour les professions libérales, entre 45 000 et 50 000 euros pour les cadres du privé et du public et les professeurs et professions scientifiques). Cette observation appelle plusieurs remarques et hypothèses.

Tout d’abord, les analyses d’Edmond Préteceille étant menées à l’échelle des individus, il faut envisager que cette concentration spatiale soit due à des alliances entre hommes cadres ou professions libérales et femmes travaillant dans l’information, les arts ou les spectacles. Ensuite, leur forte présence dans Paris peut relever, comme pour les professeurs et professions littéraires et scientifiques, d’un compromis valorisant la centralité plus que la qualité des conditions de logement, lié à l’importance accordée aux équipements et aux espaces des pratiques culturelles (Brun, Fagnani, 1991). Mais leur forte concentration spatiale (indice élevé de ségrégation), qui les distingue des cadres du public et des professeurs, pourrait relever d’un autre facteur : l’importance des réseaux et des opportunités de socialisation professionnelle pour l’intégration dans un marché du travail très spécifique. Outre leurs titres scolaires, les indépendants de l’information, des arts et des spectacles dépendent dans leur travail d’une sorte de « capital organisationnel » sans organisation : des informations et des relations qui pourraient se capitaliser, entre autres, par la proximité géographique dans des espaces particuliers. Enfin, on peut faire l’hypothèse que les revenus des professions de l’information, des arts et des spectacles sont marqués par un écart-type particulièrement élevé ; « intellos précaires » (Rambach et Rambach, 2001), artistes des arts plastiques ou du spectacle vivant ont un niveau de vie probablement bien différent de celui de certains producteurs du cinéma ou de la publicité. Si les espaces dans lesquels ces professionnels se concentrent relèvent dans leur grande majorité des espaces « supérieurs » et « moyens-mélangés », définis comme tels en raison des niveaux de diplôme et des profils professionnels qu’on y rencontre, certains sont marqués par une forte précarité de l’emploi et par une diversité sociale plus grande qu’ailleurs. On pense en particulier à deux types d’espaces identifiés par Préteceille, dont relèvent une grande partie des IRIS du quart nord-est de Paris ainsi que certains IRIS de Montreuil, de Bagnolet et d’Ivry71.

‘Le premier (SAP), classé dans le groupe des espaces « supérieurs », « présente la deuxième densité pour les professions de l’information, des arts et du spectacle, pour les précaires et chômeurs cadres, et pour les indépendants des professions intermédiaires. Il présente aussi la densité record pour les précaires et chômeurs des professions intermédiaires. […] Notons que les IRIS de ce type SAP sont pratiquement les seuls IRIS supérieurs, avec quelques IRIS du type précédent, SCI, à être présents dans les arrondissements du nord-est de Paris. Les tranches d’âges surreprésentées sont ici les adultes entre 20 et 40 ans, puis les plus de 75 ans. C’est le seul des types supérieurs où les Français nés en France métropolitaine sont (légèrement) sous-représentés, et où les étrangers sont sensiblement surreprésentés » (Préteceille, 2003, p. 28-29).
Quant au second (MAC), « il a un profil particulier, puisqu'il compte à la fois une nette surreprésentation des ouvriers non qualifiés de type artisanal, des chômeurs ouvriers, des CDD ouvriers, des personnels de service, des chômeurs employés – ce qui le classe initialement dans les types populaires d'après la CAH –, mais aussi une forte surreprésentation des professions de l'information, des arts et du spectacle, une surreprésentation des professions intermédiaires indépendantes, et enfin une surreprésentation de toutes les catégories de précaires (sauf les apprentis) et de toutes les catégories de chômeurs. […] Les Français nés en France ont dans ce type leur deuxième densité relative la plus faible, ce qui va avec une surreprésentation des autres modalités, particulièrement forte pour les Français nés à l'étranger (densité de 130, la plus forte de tous les types) et surtout des étrangers (densité de 201, la deuxième plus forte) (Préteceille, 2003, p. 36).’

Les professionnels de l’information, des arts et des spectacles (CS 35) présentent eux-mêmes un profil d’emploi particulier : en 1999, dans l’agglomération parisienne, 50 % des actifs de cette catégorie ont un statut précaire, contre 12 % des actifs de la CS 34 (professeurs et professions scientifiques), 9 % dans la CS 33 (cadres du public) et 4 % pour les CS 37 et 38 (cadres des entreprises). Les membres de la CS 35 avec un emploi stable ont diminué de 6 % entre 1990 et 1999 alors que ceux ayant un emploi précaire ont augmenté de 75 % et que ceux au chômage ont augmenté de 42 % (Préteceille, 2007, p. 24). En 1999, la CS 35 représente les deux tiers des emplois précaires de la CS 3 dans l’agglomération parisienne.

Les classes moyennes-supérieures diplômées présentent donc aujourd'hui une forte hétérogénéité en termes de rapport à l’emploi. Plus précisément, parmi les professionals tels que les britanniques les ont définis, on peut distinguer quatre sphères : la finance et les services spécialisés aux grandes firmes (sociétés et cabinets d’audit, droit des affaires etc.) ; la classe politique « professionnalisée » (les « politiques » et les personnels qui leur sont attachés) ; le monde des médias et de l’information (presse écrite, audiovisuel, agences de communication) ; la sphère culturelle, qui mêle les élites intellectuelles et littéraires, le monde de l’édition, celui des institutions culturelles (Bosc, 2008, p. 107). Si le premier ensemble fait clairement partie des classes supérieures, les trois autres72 présentent manifestement des situations d’emploi contrastées et se trouvent à la charnière des nouvelles classes supérieures et des couches moyennes « cultivées ». Ainsi, une partie des professionals semble ainsi aujourd'hui en situation plus précaire que ceux rencontrés par Tim Butler au début des années 1990 à Hackney73, et plus encore que les travailleurs des médias et de la culture des années 1970-1980.

Dès lors, les travaux de Savage et al. nous inspirent une seconde réflexion : les auteurs constataient que, dans les années 1980, face à la dévaluation de leur principale ressource, les managers avaient recouru à l’acquisition d’un logement afin de garantir la convertibilité et la transmissibilité de leur capital. Il se pourrait que, face à l’externalisation et à la précarisation de l’emploi dans le secteur de la recherche, de la culture ou de la communication, les professionals des années 1990 et 2000 cherchent également à accéder à la propriété d’un logement afin de convertir leurs ressources en un capital sûr, de disposer d’un local d’activité et d’avoir un bien à transmettre à leurs enfants74.

Si, hormis le cas particulier des professions de l’information, des arts et des spectacles, la précarité de l’emploi touche majoritairement (et de loin) les groupes des employés et des ouvriers, elle est aussi un attribut des jeunes. C’est à la fois comme classe d’âge et comme génération, nous dit Louis Chauvel (2002 [1998]), que ces derniers sont touchés ; ils le sont également en termes de revenus et de valorisation de leurs diplômes en général, et sont socialisés dans un contexte bien différent de celui connu par leurs aînés. Ces effets d’âge et de génération nous intéressent également puisque les gentrifieurs des années 1990 et 2000 sont les enfants des « nouvelles classes moyennes » des années 1960 et 197075 : âgés de vingt à quarante ans lors de leur installation, ils combinent difficultés liées à leur âge et « déclassement générationnel » (Chauvel, 2002 [1998]).

Notes
67.

Les professionals consistent en « un ensemble d’agents dotés d’une compétence spécialisée, le plus souvent sanctionnée par un diplôme universitaire ou d’une école professionnelle (grande école ou école privée d’ingénieurs), et occupant un emploi qui est principalement de l’ordre de la délivrance d’une expertise (urbanisme, architecture, médecine, droit, informatique, ou toute autre connaissance spécialisée). Ces agents ne participent directement ni à la production, ni à l’exercice du commandement dans les entreprises : ils remplissent des fonctions intermédiaires d’organisation, de médiation, d’études et de conception spécifiées par la mise en œuvre de savoirs particuliers. Les professionnels recouvrent ainsi les enseignants, chercheurs, ingénieurs-techniciens, spécialistes de l’urbanisme, de la santé, du droit, ou de l’action sociale » (Dagnaud, 1985, p.384).

68.

La catégorie de professionals est plus pertinente à importer dans le cas français que celle des managers, dont le profil est bien particulier en Angleterre : le rôle des diplômes dans leur embauche et leur carrière est traditionnellement bien moindre qu’en France. Leur cas peut néanmoins être inspirant, comme on va le voir un peu plus loin.

69.

Et, précise l’auteur, que leur vote à gauche s’accompagne d’un discours peu enthousiaste et désabusé.

70.

Source pour les revenus : Bosc, 2008, p. 31.

71.

Il s’agit des types « SAP » et « MAC », cf. Préteceille, 2003, carte p. 43 et descriptions p. 29-37.

72.

Ces trois sphères professionnelles nourrissent en grande partie la catégorie des professions de l’information, des arts et des spectacles mais aussi celle des professions littéraires et scientifiques ainsi que les indépendants des professions intermédiaires.

73.

Bien que souvent indépendants, ils présentaient des revenus à la fois élevés et stables (Butler, 195).

74.

Leurs enfants seraient en outre menacés dans le jeu scolaire par la concurrence accrue des enfants des classes supérieures mieux dotées en capital économique (Chauvel, 2004) ; ce résultat va toutefois à l’encontre d’autres études (notamment Duru-Bellat, 2003).

75.

La plupart des auteurs s’accorde sur le fait que les gentrifieurs sont caractérisés non seulement par leur niveau social mais aussi par le fait d’être relativement jeunes au moment où ils gentrifient, c'est-à-dire dans la première moitié de leur vie adulte (de vingt à quarante ans environ).