2.2.1 Les classes moyennes et le « déclassement générationnel »

L’une des chances des générations nées en 1945-1948 fut la croissance extraordinaire des emplois qualifiés de type professions intermédiaires et cadres entre 1965 et 1975. Celle-ci s’est nettement ralentie entre la fin des années 1970 et le début des années 1990 : les recrutements dans la fonction publique ont été réduits de moitié, le numerus clausus des médecins a été divisé par trois… « Chez les salariés de trente ans, la proportion d’emplois qualifiés est approximativement la même aujourd'hui qu’en 1980 » (Chauvel, 2002 [1998], p. xv). La crise économique a produit ses effets : le taux de chômage dans les deux ans suivant la sortie des études, qui n’était que de 4 % en 1973 (ceux nés en 1948 ont alors 25 ans), monte à 33 % en 1985 ; il oscille depuis lors entre 20 et 33 % en fonction de la conjoncture économique76. Le ralentissement de la croissance des cadres et des professions intermédiaires77 et la hausse du chômage78 ont lieu alors même que les niveaux de diplôme s’élèvent d’année en année dans la population. La concurrence est donc accrue pour l’accès à ces postes, ce qui entraîne un déclassement scolaire, particulièrement marqué dans la fonction publique : en 2001, 64 % des jeunes recrutés possèdent des diplômes très supérieurs à ceux que le concours requiert « normalement ». A ce déclassement scolaire (dévaluation du diplôme), s’ajoute un déclassement « générationnel » : en 2001, le CEREQ mesure que 36 % des jeunes, trois ans après la sortie des études, sont dans une situation significativement moins bonne que celles des personnes de niveau de formation comparable observée en 199079. Ce taux est de 30 % parmi les titulaires d’un diplôme de deuxième cycle universitaire, de 23 % parmi les titulaires d’un diplôme de troisième cycle. Enfin, les risques de mobilité intergénérationnelle descendante se sont accrus : « en 2003, 35 % des 35-39 ans connaissent une mobilité ascendante et 25 % une mobilité descendante. Ces proportions étaient respectivement de 40 % et 18 % vingt ans auparavant » (Peugny, 2007, p. 27).

Ces faits, rappelés ici très rapidement, ont un premier ensemble de conséquences en termes d’inégalités socio-économiques actuelles entre classes d’âge et, sur la durée, entre générations. Ces inégalités se manifestent d’abord de façon très concrète et très quotidienne dans l’accès aux biens et services : en 1977, il existait un dénivelé de 15 % entre le salaire des trentenaires et celui des quinquagénaires ; en 2002, le dénivelé est de 40 % (Chauvel, 2006b). Les trentenaires d’hier, déjà relativement bien payés alors par rapport à leurs aînés, sont les quinquagénaires d’aujourd'hui, très bien rétribués par rapport aux plus jeunes, donc en position dominante sur un certain nombre de marchés, au premier rang desquels le marché immobilier. Ces inégalités s’inscrivent en même temps dans la durée : l’auteur montre qu’il existe un effet de rémanence tel que les générations qui ont connu les plus grandes difficultés à l’entrée sur le marché du travail (jusqu’ici, celles nées entre 1960 et 1965) ne rattrapent jamais leur retard. Elles sont structurellement moins favorisées, même une fois installées dans l’emploi – quand elles y parviennent. Cette rémanence des difficultés à l’entrée dans le marché du travail peut se transposer sur le marché immobilier, où elle se combine aux variations des prix : en 1998, alors que le salaire à trente ans en Ile-de-France a connu une hausse de + 5% depuis 1977 (pour les salariés à taux plein sur toute l’année), le prix du mètre carré à l’achat a connu une hausse de +135% (1998 étant pourtant un point bas du cycle immobilier) (Chauvel, 2002 [1998]) ; en 2006, il faut travailler deux fois plus longtemps qu’en 1984 pour acheter ou louer la même surface dans le même quartier (Chauvel, 2006b, p. 68). L’endettement plus important des ménages s’inscrit durablement dans leur trajectoire économique. Enfin, ces inégalités générationnelles dans l’accès à l’emploi et la dévalorisation des titres scolaires entraînent un fort sentiment de déclassement à l’égard des générations précédentes – sentiment qui reste toutefois inférieur au déclassement réel d’après les études du CEREQ (Duru-Bellat, Kieffer, 2006). Effets d’âge et effets de génération se renforcent mutuellement et se traduisent par une structure des emplois défavorable aux plus jeunes (graphique 1-1).

Graphique 1-1 : Structure socioprofessionnelle des actifs occupés selon l’âge,
Graphique 1-1 : Structure socioprofessionnelle des actifs occupés selon l’âge, France entière, 2007

Source : INSEE, Insee, RP2007, exploitation complémentaire

Notes
76.

Il redescend à 20 % en 1990 (pour ceux nés en 1965), remonte à 33 % en 1994 (pour ceux nés en 1970) ; en 2001, il est de 18 % (nés en 1975) (Chauvel, 2006b).

77.

Ce ralentissement touche davantage les professions intermédiaires que les cadres. La croissance annuelle des cadres et professions intellectuelles supérieures en emploi passe de 5,5% par an sur la période 1962-1982 à 3,7% par an en 1982-1999 et 3,5% par an en 1999-2005 ; celle des professions intermédiaires en emploi est de 4% par an en 1962-1982, de 2,4% par en 1982-1999 et de 1,3% par an en 1999-2005.

78.

La part des chômeurs parmi les actifs (donc hors chômeurs n’ayant jamais travaillé, parmi lesquels se trouvent de plus en plus de jeunes ayant fini leurs études) passe de 1% en 1962 à 7,3% en 1982, 11,1% en 1999 et redescend à 8,5% en 2005.

79.

Source : Enquête du CEREQ « Génération 98 », citée par Duru-Bellat, Kieffer, 2006.