2.2.2 L’allongement de la jeunesse

La dégradation objective des conditions d’entrée dans la vie active a un deuxième ensemble de conséquences qui portent sur la transformation de la jeunesse comme âge social. Elle se combine à un effet d’âge très fort (et croissant) pour conduire à un allongement de ce « mode de vie intermédiaire » où l’on n’a pas encore accédé à l’intégralité des rôles sociaux (Galland, 2001 ; Bidart (dir.), 2006). En 2003, 30 % des actifs occupés sortis depuis un à quatre ans de formation initiale ont un emploi à durée limitée, contre 13 % de ceux qui sont sortis depuis 5 à 10 ans de formation initiale et 6 % de ceux qui en sont sortis depuis plus de 10 ans. Cette précarité dans les premières années de la vie active varie selon le niveau d’études, de 20% pour les titulaires d’un diplôme de troisième cycle universitaire à 44% pour les non-diplômés80. Ces chiffres concernent uniquement ceux qui ont trouvé un emploi ; il faut y ajouter ceux (cités ci-dessus) concernant le chômage. Dans les classes sociales favorisées, ce tableau sombre incite dans un premier temps à l’allongement des études, afin à la fois de se prémunir le mieux possible et de retarder l’entrée dans cette phase tourmentée. L’entrée dans la vie active se fait ensuite dans des conditions qui rendent difficile l’autonomie financière et qui freinent l’entrée dans la vie familiale.

Mathieu Van Criekingen et al. (2007) montrent que ces transformations du passage à l’âge adulte affectent les dynamiques territoriales. L’entrée dans la vie active plus incertaine et l’entrée dans la vie familiale plus tardive se combinent avec un accès plus difficile à certains espaces résidentiels appropriés par les générations précédentes (les espaces périurbains notamment), faisant apparaître de nouvelles trajectoires résidentielles qui à leur tour affectent les territoires. Dans les villes belges, ces chercheurs constatent que les jeunes d’origine bourgeoise ayant grandi en pavillonnaire ont tendance à prolonger leur hébergement chez les parents afin de ne pas subir un déclassement résidentiel, d’où le phénomène des « Tanguy »81 ; les jeunes familles sont contraintes à une « suburbanisation au rabais », de plus en plus loin des centres-villes ; les moins diplômés, jeunes chômeurs, mères célibataires ou jeunes couples avec enfants issus des quartiers anciens centraux non encore réhabilités restent dans ces quartiers grâce à des solidarités à base locale, avec un effet d’enfermement ; autour, les jeunes les plus diplômés, de plus en plus nombreux, restent désormais en centre-ville et en location bien au-delà de la période des études.

‘« Entre 1981 et 2001, la part des jeunes adultes vivant seuls dans l’ensembles des ménages est passée de 12 à 18 % à Bruxelles, de 6 à 12% à Anvers, de 7 à 12 % à Gand, de 9 à 14 % à Liège et de 5 à 9 % à Charleroi. […] La période de résidence autonome des jeunes adultes dans le tissu urbain central déborde désormais largement de la période associée aux études supérieures et au mode de vie étudiant. Cette période se prolonge plus ou moins fortement dans les premiers temps de la carrière professionnelle, elle-même désormais davantage marquée du sceau de l’incertitude et de la flexibilité. En définitive, nos résultats donnent à voir l’inscription spatiale du « nouvel âge de la vie » qui s’est ouvert à la suite de l’adolescence pour les jeunes adultes qui ont suivi des études supérieures – donc surtout des jeunes issus des classes moyennes ou supérieures. » (Van Criekingen et al., 2007)’

Le remplacement graduel de ménages locataires des classes populaires par des jeunes adultes en transition produirait un certain type de gentrification portée « par la rotation de jeunes adultes en émancipation plutôt que la stabilisation de ménages en voie d’établissement résidentiel » (Van Criekingen et al., 2007). Ce phénomène, déjà visible au début des années 1990, comme l’avait montré Jean-Yves Authier à Lyon (Authier, 1993), semble ainsi s’être diffusé.

Enfin, ces premières années de vie active sont en général une expérience de « socialisation transitionnelle » douloureuse, celle de l’abandon progressif de l’univers protecteur de la famille et du système d’enseignement, et de la confrontation aux conditions de l’autonomie sur le marché du travail et sur le marché immobilier. Pour les enfants des classes moyennes et supérieures, apparaît un « risque de dyssocialisation, c'est-à-dire de non-correspondance, voire d’incohérence, entre d’une part la formation, les valeurs et les formes d’apprentissage de l’entrée dans la vie, et d’autre part les contraintes réelles, la société véritable et les enjeux exacts que cette nouvelle génération va vivre concrètement » (Chauvel, 2002 [1998], p. xvii). Le déclassement est d’autant plus difficile à vivre que les représentations dominantes – jusqu’au début des années 2000 en tous cas – ne préparent pas à ce type de trajectoire ; forgées par des générations ayant connu des trajectoires plus souvent ascendantes et relativement aisées, ces représentations sont non seulement périmées mais également empreintes d’une idéologie d’où les déterminismes sociaux sont gommés (Bidou, 1984), laissant l’individu seul responsable de sa trajectoire.

Notes
80.

Source : INSEE, Enquête Emploi 2003.

81.

Selon le nom du film d’Etienne Chatiliez, où le héros, Tanguy, refuse de quitter le domicile parental.