2.2.3 Quelle succession idéologique pour les « nouvelles classes moyennes » ?

On peut enfin distinguer un troisième ensemble de conséquences du déclassement générationnel et de la fragilisation des jeunes en termes de représentation dans l’espace social, politique et idéologique. Les générations, marquées par des contextes de socialisation professionnelle différents, ne se forgent pas les mêmes représentations de la société et n’accèdent pas de façon égale aux moyens de les diffuser. Les dénégations de la pesanteur sociale relevées par Catherine Bidou parmi les jeunes des classes moyennes et moyennes-supérieures en 1984 sont sans aucun doute à relier aux possibilités sociales, réellement vécues par un grand nombre de baby-boomers, d’assouvir leurs aspirations82. Par ailleurs, ces jeunes prennent les places qui s’ouvrent en masse dans l’enseignement, la recherche publique ou privée, les services sociaux, le journalisme ou encore l’édition, « secteurs intellectuellement et organisationnellement stratégiques » aussi bien pour la production idéologique que pour l’élaboration de l’avenir politique (Chauvel, 2006a). Ils sont ainsi en position de diffuser leurs représentations et de les mettre en œuvre dans la gestion politique et associative de la collectivité. « Socialisés politiquement dans le contexte généreux, contestataire et revendicatif de 1968, ils allaient s’organiser pour obtenir le pouvoir et imposer un régime à son image : par une maîtrise du tissu associatif, une montée en puissance de leur présence dans le tiers secteur et dans les institutions de la société civile, les jeunes militants soixante-huitards – qu’ils aient ou non participé au mouvement n’est même pas la question – sont parvenus à asseoir leur légitimité dans tous les aspects de la vie sociale » (ibid., p.65).

Pour les générations suivantes, le contexte de socialisation professionnelle et politique est bien différent. L’expérience d’une concurrence exacerbée sur le marché du travail modifie peu à peu les représentations de la société. Elle a pu en même temps entraver la constitution d’une conscience collective, ou du moins d’un sentiment d’appartenance comparable à celui des jeunes diplômés des années 1960-1970 qui se sentaient « porteurs des valeurs de la modernité » (Chalvon-Demersay, 1984). L’accès aux métiers de la production et de la diffusion idéologique est freiné. La mobilisation politique, associative ou syndicale n’est pas non plus favorisée par les difficultés d’entrée dans la vie adulte – même si d’autres causes sont sans doute en jeu – et le renouvellement des représentants dans le monde politique et syndical apparaît grippé83. Ainsi, pour Serge Bosc (2008), la « crise » des classes moyennes annoncée ici et là au début des années 2000 serait moins liée à des facteurs socio-économiques d’affaiblissement propres à ce groupe (tous ceux que nous venons d’énoncer ayant touché bien plus durement encore les classes populaires) qu’à un déficit de représentation :

‘« Les groupes mobilisés parviennent, à certains moments historiques, à se prévaloir comme représentants des classes moyennes établies (les indépendants dans la première moitié du XXe siècle), ou comme pionniers de transformations économiques, sociales et culturelles (les cadres « modernisateurs » dans les années 1950, les « nouvelles couches moyennes » au cours des années 1970-1980). Dans la période présente, […] le label « classes moyennes » n’est plus associé à des acteurs collectifs incontestés. » (Bosc, 2008, p. 99)’

Tous les membres des « nouvelles classes moyennes » n’avaient pas un emploi stable et bien rémunéré ; mais ils bénéficiaient de l’existence d’un « noyau d’identification » (Ruhlmann, cité par Bosc, 2008), de l’affirmation d’un « modèle culturel » (Bidou, 1984) qui font défaut aujourd'hui.

Cette analyse rejoint celle élaborée par Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch à propos des mutations d’un groupe de familles de couches moyennes impliqués dans une expérience d’habitat autogéré (Bacqué, Vermeersch, 2007). D’une génération d’habitants à l’autre, les auteures constatent l’évolution des engagements militants : les « anciens » n’ont pas abandonné leurs engagements politiques, mais ceux-ci se sont institutionnalisés et ont quitté la sphère de l’alternative. A contrario, aucun des membres plus jeunes, arrivés plus récemment, n’a d’engagement politique ou syndical ; ils participent en revanche volontiers à diverses mobilisations citoyennes qui « ont tendance à se développer à l’écart de la sphère instituée du politique » (ibid., p. 135). En ce qui concerne le projet d’habitat autogéré, elles observent un affaiblissement du discours politique et la disparition de la promotion d’un « modèle sociétal alternatif ». Les auteures précisent que « l’évolution porte davantage sur les discours que sur les pratiques elles-mêmes » (ibid., p. 136) : la critique des modes de production et de consommation semble avoir été intériorisée. Ainsi, la différence entre ces deux générations de couches moyennes ne réside pas tant dans ses pratiques que dans la conscience qu’elles en ont et la promotion qu’elles en font. Les auteures remarquent également que ces représentants des couches moyennes n’ont plus de sentiment d’appartenance commune et, de fait, tendent à exprimer des représentations plus hétérogènes que par le passé, notamment dans leurs rapports à l’avenir et à la façon de préparer celui de leurs enfants.

Les évolutions des classes moyennes-supérieures et les différences générationnelles que nous venons de présenter soulèvent un certain nombre de questions quant aux dynamiques de gentrification. Un premier ensemble de questions découle des recompositions de la structure sociale dans les classes moyennes et supérieures : comment se traduisent, dans la division sociale de l’espace, les évolutions récentes, notamment la croissance très ralentie des salariés du public, celle, toujours très rapide, des ingénieurs et des techniciens et celle, un peu moins vive mais continue, des professions de l’information, des arts et des spectacles ? Quelles différenciations culturelles, économiques et générationnelles plus fines cachent ces grandes tendances ? L’objectif est à la fois d’identifier les groupes sociaux « gentrifieurs », notamment pour comprendre ce qui les différencie tant, à première vue au moins, des « pavillonnaires » du périurbain ; mais aussi, à l’inverse, d’observer ce que les proximités en termes de choix résidentiels peuvent révéler comme proximités sociales et culturelles. Le deuxième ensemble de questions est suscité par les évolutions du rapport à l’emploi dans des franges importantes de la population, notamment les jeunes générations et les professionals, et par la fréquence accrue des cas de mobilité descendante : au-delà des questions de revenus et de modèles culturels, l’incertitude nouvelle qui pèse sur les trajectoires a-t-elle des effets en termes de choix de localisation du logement, de rapports au bien immobilier et de degré d’investissement dans l’espace résidentiel ? Par ailleurs, cette incertitude en partie liée, dans les classes moyennes-supérieures, au cas particulier des professions de l’information, des arts et des spectacles, se retrouve-t-elle ailleurs qu’en Ile-de-France ? Enfin, quels sont les effets de l’inégale « répartition du poids économique, social et idéologique » entre les générations (Chauvel, 2002 [1998], p. 60) sur l’évolution et les représentations des territoires ? Plus précisément, on peut s’interroger sur les effets structurants des modèles résidentiels portés par la génération des « nouvelles classes moyennes » et sur le rapport que les jeunes gentrifieurs entretiennent avec ces modèles : sont-ils dans la reproduction ou bien, à leur tour, dans l’innovation ?

Pendant cette période, la valorisation des espaces urbains connaît des transformations tout aussi marquées, qui ne sont pas sans liens réciproques avec les évolutions de la structure sociale. En particulier, le phénomène de gentrification est caractérisé à la fois par une diffusion et une différenciation qui posent question. 

Notes
82.

Les plus jeunes de ceux interrogés au début des années 1980 par C. Bidou, Sabine Chalvon-Demersay ou B. Bensoussan sont nés au début des années 1960, soit après la fracture générationnelle de 1955 identifiée par Louis Chauvel. Leurs conditions d’entrée sur le marché du travail sont donc déjà en train de se dégrader. Toutefois, leurs représentations du monde social sont encore façonnées par les trajectoires qu’ils observent chez leurs aînés de quelques années, qui eux font encore partie des générations favorisées.

83.

« En 82, l’âge moyen du titulaire d’un mandat syndical ou politique était de 45 ans, et il est de 59 ans en 2000. Un vieillissement de quatorze ans en dix-huit années de temps correspond à une absence presque parfaite de renouvellement ». De même, « les députés de moins de 45 ans représentaient 29,5% de l’assemblée en 1983, et seulement 12% en 1999 » (Chauvel, 2002 [1998], p. xix).