3. La diffusion de la gentrification : résultats et questions de recherche

3.1 Les deux âges de la gentrification

Les travaux que nous avons présentés plus haut (1.2.2) reposent sur des enquêtes réalisées entre 1977 et 1984. A cette période, le mouvement de « retour en ville » est tout à fait marginal : entre 1975 et 1982, Paris perd 5,4 % de ses habitants, Lyon 9,5 %, et de façon générale les communes de plus de 200 000 habitants voient leur population diminuer en moyenne de plus de 5% en sept ans (Bidou, 1984, p. 193). La croissance démographique est en revanche maximale dans les communes « rurales périphériques » et le mouvement de périurbanisation entamé dans les années 1960 bat son plein : les flux de migrants des villes-centres vers le périurbain doublent entre la période 1962-1968 et la période 1968-1975, et doublent à nouveau entre la période 1968-1975 et la période 1975-1982 (Le Jeannic, 1997). Ces flux sont nourris par les dispositifs d’encouragement à la propriété qui favorisent les acquisitions de logements neufs et de maisons individuelles. Francis Beaucire note que les classes moyennes et supérieures (cadres supérieurs et professions libérales, professions intermédiaires) sont surreprésentées dans ces vagues d’immigrants en couronne périurbaine (Beaucire, 1992). L’essentiel de l’enquête que Catherine Bidou mène sur les nouvelles classes moyennes se situe d’ailleurs dans des villages périurbains proches de Montpellier et de Rennes. A l’inverse, les quartiers anciens de centre ville sont encore peu confortables ; ils commencent juste à faire l’objet de politiques de réhabilitation et de mise en valeur84 : le dispositif des OPAH naît à la fin de la période, en 1977. Les jeunes ménages rencontrés à Aligre, Daguerre et Croix-Rousse se dirigent donc vers les centres anciens de Lyon et de Paris à contre-courant des tendances de fond du peuplement et de la valorisation des espaces. Il en va tout autrement vingt ans plus tard.

Au milieu des années 2000, les villes-centres des agglomérations sont redevenues attractives : si depuis les années 1980, la périurbanisation s’est poursuivie, son rythme s’est ralenti et à partir de la période 1982-1990 la chute du taux de croissance des pôles urbains est enrayée. Entre 1990 et 1999, les villes-centres85 regagnent des habitants alors qu’elles en perdaient régulièrement depuis 1975. Cette tendance générale se décline différemment dans les agglomérations parisienne et lyonnaise : à Lyon, le regain de la ville-centre est très marqué dès les années 199086 ; dans l’agglomération parisienne en revanche, il faut attendre le début des années 2000 pour que cette tendance s’affirme, dans un contexte où l’étalement urbain est encore très fort87. Mais ce « retour en ville » s’est accompagné d’une spécialisation sociale accrue : les classes populaires sont désormais minoritaires dans les villes-centres88 et doivent s’installer de plus en plus loin des centres. Ce sont en même temps les équilibres économiques entre ces territoires qui se sont transformés : concentration des emplois qualifiés du tertiaire dans les villes-centres, crise massive de désindustrialisation dans les anciens territoires ouvriers, redéploiement des activités secondaires en milieu rural. L’apparition, à partir de 1985, de variations très importantes des prix sur le marché du logement (entre 1987 et 1995 en Ile-de-France, et depuis le début des années 2000 de façon généralisée) a accru la sélectivité des espaces les plus centraux. Entre 1998 et 2008, la hausse moyenne des prix a été de +140 % sur l’ensemble du territoire, de + 146 % à Lyon et + 185 % à Paris89. Ces variations inédites depuis le début des années 1960 ont en même temps engendré une nouvelle relation au logement90, dont la propriété est aujourd'hui une véritable garantie de « survie » sur le marché du logement, mais se paie en même temps d’un endettement beaucoup plus lourd. En termes de représentations enfin, la polarisation des espaces urbains a changé sous l’effet d’une démocratisation du périurbain, d’une glorification des quartiers anciens et d’une stigmatisation « des banlieues ». Les quartiers anciens centraux ont fait l’objet de politiques urbaines visant à les conserver et à les « valoriser » et les îlots insalubres se sont raréfiés. La « mixité sociale » est apparue comme une politique de peuplement dans les villes touchées par la crise industrielle (Bacqué, Fol, Lévy, 1998 ; Tissot, 2005). Les phénomènes de gentrification se sont diffusés et diversifiés ; pourtant, jusqu’au milieu des années 2000, peu de quartiers anciens et anciennement populaires ont été explorés comme ils le furent au début des années 1980.

La notion de gentrification a pourtant pénétré le monde académique francophone dès 1985 grâce à une publication de Francine Dansereau en 1985 dans la revue Sociologie du travail ; l’auteure y présente le phénomène et les premiers travaux américains et canadiens qui lui sont consacrés. Elle traduit dans cet article le terme « gentrification » par « reconquête » et le définit comme l’élévation du niveau socio-économique et l’amélioration du cadre de vie qui découlent de l’arrivée massive de nouveaux habitants dans des quartiers anciens. Elle insiste également sur le caractère privé, spontané et graduel de cette réhabilitation du bâti ancien portée par les ménages, qui contraste avec les opérations de démolition-reconstruction en général encadrées sinon financées par les pouvoirs publics. En France, ce sont encore prioritairement ces politiques urbaines, leur élaboration, leur mise en œuvre et leurs effets en termes de peuplement qui sont prioritairement étudiées. Le terme gentrification apparaît dans les travaux sociologiques de Jean-Yves Authier (1993, 1995) et de Patrick Simon (1994, 1995) consacrés à deux quartiers français, Saint-Georges à Lyon et Belleville à Paris, qui connaissent, pour le premier, une OPAH, et pour le second différentes formes de rénovation urbaine. Les deux auteurs montrent la diversité des acteurs et des logiques contribuant à la transformation de ces quartiers anciens : populations différenciées, mobiles et sédentaires, commerçants, pouvoirs publics, promoteurs et marchands de biens… L’articulation des représentations et des pratiques de ces différents acteurs et l’imbrication des enjeux locaux sont mis en évidence. La notion de gentrification se diffuse dans la deuxième moitié des années 1990, notamment à l’occasion de deux colloques pluri-disciplinaires suivis de publications (Dansereau, Grafmeyer, 1998 ; Haumont, Lévy, 1998) où sont présentés ces travaux sur Lyon et Paris (Authier, 1998 ; Simon, 1998) aux côtés de recherches concernant Montréal (Chicoine, Rose, 1998)91 ou Londres (Marin, 1998). En 1997, Catherine Rhein traduit un article de Chris Hamnett, dans lequel ce dernier présente et commente les débats dont la gentrification a fait l’objet dans le monde anglo-saxon (Hamnett, 1996-1997). Dans un article théorique publié en 2000, Catherine Bidou-Zachariasen présente et éclaire ces débats et propose une réflexion sur le lien entre la gentrification et certains modes de régulation économique. Ce n’est qu’en 2003 que paraît, sous sa direction, le premier ouvrage en français explicitement consacré au phénomène (Bidou-Zachariasen, 2003), qui regroupe des études de cas parmi lesquelles les cas français sont encore rares. La même année, le terme « gentrification » fait son entrée dans deux dictionnaires de sciences humaines et sociales92.

Un champ de recherches sur la gentrification s’est finalement élaboré en France au cours des années 2000, à l’intersection de la géographie et de la sociologie. Plusieurs travaux consacrés à des cas de gentrification dans des villes françaises ont été publiés ou soutenus93 : citons par exemple les travaux de Marie-Hélène Bacqué et Yankel Fijalkow (2006), d’Anne Clerval (2008a) et de Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak (2008) sur des quartiers parisiens (la Goutte d’Or, le 10e arrondissement et Sainte-Marthe). Plusieurs auteurs nourrissent également des comparaisons avec des terrains étrangers : Mathieu Giroud à Grenoble et Lisbonne (2007), Max Rousseau à Roubaix et Sheffield (2008), Colin Giraud à Paris et Montréal (2010), Sonia Lehman-Frisch à San Francisco (2002, 2008) ou Sylvie Tissot à Boston (2009, 2010). D’emblée, les formes de gentrification étudiées et les approches sont diverses. Plusieurs travaux se concentrent sur le rôle spécifique joué par certains acteurs : les artistes « off » (Vivant, 2006 ; Vivant, Charmes, 2008), les commerçants (Lehman-Frisch, 2002 ; Fleury, Van Criekingen, 2006 ; Giraud, 2009), les populations gays (Giraud, 2010) ou sur les formes de mobilisation des gentrifieurs (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008 ; Tissot, 2009). D’autres observent les cohabitations entre populations à l’échelle du quartier (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2006 ; Giroud, 2007 ; Lehman-Frisch, 2008). L’articulation entre politiques publiques, gentrification et dynamiques de peuplement est également analysée (Bacqué, Fijalkow, 2006 ; Colomb, 2006 ; Rousseau, 2008). Enfin, des évaluations statistiques de l’ampleur du phénomène sont menées dans le cas de l’Ile-de-France (Clerval, 2008b ; Préteceille, 2007). Pendant ce temps, travaux empiriques et bilans théoriques se sont multipliés dans l’espace anglo-saxon (notamment Warde, 1991 ; Carpenter, Lees, 1995 ; Ley, 1996 ; Smith, 1996 ; Lees, 2003 ; Butler, 1996, 1997 ; Butler et Robson, 2001, 2003 ; Ley, 2003 ; Smith, 2003 ; Atkinson, Bridge, 2005 ; Davidson, Lees, 2005) et ailleurs : en Belgique (Van Crieckingen, 2001), en Suisse (Rérat et al., 2008), en Espagne (Claver, 2003), en Hongrie (Tomay, 2006), au Brésil (Scocuglia, 2004).

A mesure que le phénomène apparaissait dans de nouveaux contextes, il se combinait avec d’autres processus urbains qui lui donnaient des formes inédites, en même temps que les anciens quartiers « en gentrification » continuaient leur évolution ; la catégorie a ainsi recouvert des types d’espaces et des formes de changement urbain de plus en plus divers (Authier, Bidou-Zachariasen, 2008 ; Rérat et al., 2008). Plusieurs ouvrages et numéros de revue rendent compte de ces combinaisons et de ces extensions géographiques et sémantiques (notamment Bidou-Zachariasen (dir.), 2003 ; Urban Studies, 2003 et 2008 ; Environment and Planning A, 2007 ; Sociétés Contemporaines, 2006 ; Espaces et sociétés, 2008 ; Lees, Slater, Wyly, 2008). On y repère une gentrification émergente et spatialement confinée à Mexico, à Séoul ou à Sao Paulo (Bidou-Zachariasen (dir.), 2003) ; des politiques de gentrification dans les « villes perdantes » européennes (Rousseau, 2008) ; dans les Caraïbes, une forme de gentrification se développerait en connexion avec l’industrie du tourisme ; des villes de taille modeste, comme Amiens (Bidou-Zachariasen, 1996) ou Lausanne (Rérat et al., 2008), ont connu également une certaine gentrification qui a peu à voir avec celle de New York ou de Londres. La gentrification s’y décline également en sous-types élaborés par les chercheurs en fonction de leurs angles d’analyse : « super-gentrification » de quartiers déjà bourgeois (Brooklyn Heights à New York, Putney à Londres), en lien avec les activités tertiaires de rang mondial de Manhattan ou de la City (Lees, 2003) ; gentrification de fréquentation, qui concerne la transformation des espaces publics, des équipements et des commerces, en lien avec le développement d’activités touristiques (Fleury et Van Criekingen, 2006) ; « new-build gentrification », passant par la construction de bâtiments neufs (Davidson, Lees, 2005). Ces nouvelles formes de gentrification sont venues amender l’idéal-type hérité de Ruth Glass tour à tour sur les caractéristiques des espaces concernés (quartiers populaires, espaces industriels désaffectés), sur la façon dont ils se transforment (réhabilitation spontanée, encouragée ou programmée, de logements, d’équipements ou de commerces, constructions neuves) ou sur les acteurs impliqués dans ces transformations (habitants de fractions diverses des classes moyennes et supérieures, commerçants, touristes, etc.).

Ce mouvement concomitant de diffusion du phénomène et d’élargissement de sa définition semble en effet avoir trouvé à la fois son apogée et son explication avec le modèle de la « gentrification généralisée » élaboré par Neil Smith (2003). Selon cet auteur, la gentrification ne peut plus aujourd'hui être considérée comme le simple produit des stratégies résidentielles particulières de certains ménages. Prenant l’exemple de New York, il montre que cette perspective fut valable pendant un temps, mais qu’après cette première phase, le phénomène a changé de nature et s’est « ancré » avec l’intervention d’investisseurs privés (promoteurs privés et établissements financiers investissant dans des programmes de logements). Dans une troisième phase, il s’est « généralisé » grâce à une « alliance concertée et systématique de l’urbanisme public et du capital, privé et public » (Smith, 2003) investissant non seulement dans des logements, mais aussi dans des sièges sociaux, des voies commerçantes, des équipements culturels etc. Ainsi, le processus, « naturel » au départ, c'est-à-dire résultant de la structure du marché immobilier et des comportements des acteurs sociaux privés (« offre » et « demande »), aurait été « récupéré » et construit en politique urbaine par de nombreuses municipalités pour valoriser leurs centres, rendre leurs villes plus attractives et favoriser leur essor ou leur reconversion économique. Autrefois spontané et marginal, il serait devenu programmé et généralisé.

Toutefois, si la gentrification s’est ainsi « généralisée », cela ne nous semble pas pouvoir être attribué uniquement à la « logique du capital », que celui-ci soit privé ou public. Deux autres facteurs au moins jouent un rôle majeur, en France tout du moins. D’une part, la croissance numérique des catégories de population potentiellement gentrifieuses est indéniable : nous avons pu constater l’augmentation forte du poids des diplômés du supérieur et des actifs des classes moyennes et supérieures, notamment dans les grandes villes ; l’allongement de la jeunesse explique aussi largement, on l’a vu, le renouvellement constant du peuplement dans certains quartiers centraux (Authier, 1993 ; Van Criekingen, 2007). La « généralisation » de la gentrification paraît donc également due à la croissance d’une demande d’espaces gentrifiés. D’autre part, du côté des politiques publiques, l’analyse de Smith nous semble d’abord devoir être nuancée. Les pouvoirs publics n’ont pas comme unique objectif d’attirer toujours plus de « classes créatives » (Florida, 2005) dans un contexte de compétition internationale : les éventuelles « politiques de gentrification » des villes s’articulent à de nombreuses autres préoccupations et à d’autres échelles de décision (l’Etat régulateur d’une partie des politiques urbaines ne partage pas nécessairement les intérêts des communes). En même temps, si la gentrification paraît en effet si généralisée dans les desseins des élus, c’est peut-être qu’en dehors même de ces « politiques de gentrification », les normes d’urbanité des gentrifieurs se sont diffusées et orientent d’autres interventions.

De nombreux chercheurs avaient en effet souligné dès le début des années 1980 le « pouvoir résidentiel » (Benoit-Guilbot, 1986, p. 147) acquis par les nouvelles classes moyennes dans certaines localités et le caractère ambigu de leurs relations avec les pouvoirs institutionnels dans l’espace résidentiel (Bensoussan, Bonniel et al., 1979b ; Bensoussan, 1982 ; Bidou, 1984 ; Bourdin, 1984) ou professionnel (Benguigui, Monjardet, 1982 ; Dagnaud, Mehl, 1985). A la faveur des élections municipales de 1977 puis de la décentralisation de 1983, ces militants ont parfois accédé au pouvoir local, quand ils n’en étaient pas conseillers en raison de leurs métiers d’expertise. Les gentrifieurs d’hier ont donc pu occuper des positions (emplois, mandats électoraux) favorables à la diffusion de leurs normes et de leurs valeurs auprès des responsables de l’aménagement et de l’urbanisme94. Francine Dansereau fait la même analyse dans les cas nord-américains :

‘« Cet amalgame de valeurs, transversal aux discours multiples que les couches moyennes produiront sur elles-mêmes dans différentes sphères d’activité (activités et revendications professionnelles, mouvements pour la défense de l’environnement, luttes de quartiers) sera largement récupéré ou gagnera tout simplement en diffusion au rythme même de l’investissement des lieux de pouvoir par ces mêmes couches moyennes : médias, universités, bureaux d’études, services techniques chargés de la gestion de l’habitat, de l’urbanisme et du culturel, commissions et postes électifs locaux. » (Dansereau, 1985, p.197)’

Sylvie Tissot (2007) a montré que la politique de la ville a offert aux anciens militants ou professionnels de l’urbanisme des débouchés professionnels et des opportunités de « reconversions militantes » et que, de façon générale, la réforme des quartiers relève en partie de « l’institutionnalisation de mots d’ordre issus de Mai 68 et portés par la gauche non marxiste (PSU et une frange du PS) » (Tissot, 2007, p. 16). La généralisation de la gentrification pourrait donc également relever d’un ample mouvement idéologique initié par les postures critiques des « nouvelles classes moyennes » à l’égard de la société des Trente Glorieuses, porté par elles à proximité dans les sphères du pouvoir, amplifié par les échecs urbanistiques de cette période, et qui nourrirait, de manière indirecte, autant la gestion de la « crise des banlieues » que les éventuelles « politiques de gentrification ». De fait, la ressemblance est frappante entre certains extraits d’entretiens avec des gentrifieurs rapportés au début des années 1980 par Sabine Chalvon-Demersay (1984) ou Catherine Bidou (1984) et l’image de la « ville idéale » qui se dégage des discours tenus par les députés quelques années plus tard lors de l’examen de la Loi d’orientation sur la ville rapportés par Sylvie Tissot (Tissot, 2007, p. 44-45). Des normes d’urbanité se sont imposées (un cadre bâti ancien et dense, une population mélangée, une certaine commercialité), qui expliquent que des politiques de développement ou de gestion du peuplement variées – on pense au mot d’ordre de « mixité sociale » (Bacqué, Fol, Lévy, 1998 ; Sintomer, 2001 ; Tissot, 2005) – puissent être rapportées à l’idée de gentrification.

La gentrification s’est donc étendue et a pris des formes diversifiées, que ce soit en raison de la récupération économique et politique ou de la diffusion de normes d’urbanité bien au-delà de l’enjeu de conservation des quartiers anciens populaires. De fait, la « régénération » des centres anciens a été au cours des dernières années au cœur des politiques urbaines européennes, non sans effet, en retour, sur les représentations des habitants. Le terme même de gentrification est entré dans le langage des professionnels de la ville puis des médias et des habitants. En devenant une grille de lecture familière des ménages, des agents immobiliers, des pouvoirs publics, des médias etc., la gentrification donne ainsi lieu à des « pratiques actives d’anticipation et de précipitation du mouvement » (Dansereau, 1985) parfois déçues : le cas de la Goutte d’Or à Paris montre bien « le poids du discours public et de la presse à grand tirage annonçant la gentrification sur la construction de représentations [qui entrent] en tension avec les rapports sociaux locaux » (Fijalkow et Préteceille, 2006, p. 11). Alors que nous souhaitons comparer les gentrifieurs des années 2000 à ceux des années 1980, nous devons avoir à l’esprit ces deux « âges de la gentrification » : la place qu’occupent les centres anciens dans les systèmes urbains et dans l’imaginaire collectif ayant radicalement changé, le choix résidentiel des ménages que l’on peut qualifier de « gentrifieurs » prend aux deux époques un sens profondément différent, qu’il faudra explorer en analysant par exemple leurs représentations de la ville et de ses différents espaces.

Notes
84.

Certes, depuis 1962, la loi Malraux permet de classer certains quartiers en « secteurs sauvegardés », mais ce dispositif ne concerne que peu de quartiers, caractérisés par la grande qualité de leur patrimoine architectural.

85.

L’Insee distingue, au sein des « aires urbaines », la ville-centre et la banlieue (qui forment le « pôle urbain » et la couronne périurbaine).

86.

Entre 1990 et 1999, le taux de croissance annuel de la population lyonnaise est très supérieur à la moyenne nationale (+0,8 % par an, contre une moyenne de +0,15% par an pour les villes-centres des aires urbaines de plus de 100 000 habitants) (Bessy-Pietri, 2000).

87.

Entre 1999 et 2005, le centre de l’agglomération, formé de Paris et des trois départements centraux, a contribué à hauteur de 54 % à la croissance de la population de l’Ile-de-France, contre 8 % dans la période 1990-1999 ; l’ampleur du déficit migratoire « apparent » s’est réduite de deux tiers d’une période à l’autre (APUR, 2007). A Paris même, le taux de variation annuel de la population, resté stable à -0,1 % par an de 1982 à 1999, est passé entre 1999 et 2006 à + 0,4% par an.

88.

En 2006, les cadres et professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires représentent 64 % des actifs résidant à Paris, 55 % à Lyon, 50 % à Bordeaux et 41 % à Marseille alors qu’ils représentent 38 % du total des actifs en moyenne nationale (Authier et al., 2010, p. 62).

89.

Sources : chambre des notaires du Rhône ; chambre des notaires Paris-Ile-de-France.

90.

Cet aspect nous paraît encore devoir être étudié par les sciences sociales. Notons simplement que les logements représentent aujourd'hui une part bien plus importante qu’autrefois du patrimoine des ménages (en moyenne, fin 2007, les ménages français détenaient un patrimoine net de 340 000 euros, soit 7,5 années de revenus contre seulement 4,4 sur la période 1978-1997, composé à 62 % du logement ; désormais, 58 % des Français sont propriétaires de leur résidence principale, contre 47 % en 1978). Mais l’accession à la propriété d’un logement suppose un endettement également beaucoup plus lourd : « l'encours total des prêts immobiliers représentait, en 2007, 69 % de l'ensemble des revenus bruts de tous les Français (incluant ceux qui n'ont aucun emprunt en cours), contre 26 %, en 1978 » note Isabelle Rey-Lefebvre (2009).

91.

L’existence de relations privilégiées entre la recherche québécoise et la recherche française a clairement contribué à la circulation de la notion, notamment via la publication de Francine Dansereau citée et via le colloque sur les « Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain » qu’elle coordonne avec Yves Grafmeyer en 1998.

92.

Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault (Lévy, Lussault, 2003) ; Dictionnaire de l’habitat et du logement dirigé par Jacques Brun, Jean-Claude Driant et Marion Ségaud (Brun, Driant, Segaud, 2003).

93.

Ce sont notamment deux numéros de revues (Sociétés contemporaines n°63, 2006 et Espaces et sociétés n°132-133, 2008) qui ont donné une visibilité à ces travaux.

94.

Yves Grafmeyer constate ainsi en 1991 qu’« aux actions collectives de défense ou de promotion du quartier […] font écho les discours et les pratiques des responsables de l’aménagement, qu’ils soient élus locaux ou techniciens de l’urbanisme. De simples “périmètres” qu’ils étaient tant qu’il s’agissait de produire des espaces résidentiels nouveaux, de rénover ou de sauvegarder, les quartiers sont parfois devenus les unités de référence du raisonnement urbanistique » (Grafmeyer, 1991, p. 21-22).