3.2 La diversité spatiale, temporelle et sociale des gentrifieurs

Des « marginal gentrifiers » de Montréal (Rose, 1984) – artistes, homosexuels et activistes politiques – aux cadres de la finance de New York (Lees, 2003) en passant par les cadres du secteur public et de la culture de Hackney (Butler, 1995), une petite revue de la littérature consacrée à la gentrification donne à voir une large gamme de ménages de classes moyennes et supérieures, couples ou célibataires, avec ou sans enfants, déclinant différentes origines et trajectoires sociales, filières d’études et types de diplômes, divers positionnements idéologiques ou politiques et des combinaisons variées de ressources économiques et culturelles. Le stage model suggère que le type de ménages impliqués dépend uniquement du degré de « maturité » du processus de gentrification ; la diversité des formes prises par la gentrification aujourd'hui fait clairement apparaître que ces profils sociaux dépendent aussi largement des caractéristiques des quartiers, de leurs parcs de logements et des modalités de la gentrification qui s’y déroule95.

L’enquête que Tim Butler et Gary Robson ont menée dans six quartiers de Londres fait apparaître une large gamme de quartiers gentrifiés ou en gentrification (Butler, Robson, 2003). Ces quartiers diffèrent d’abord par l’ancienneté de la gentrification qui les affecte, du quartier « historique » de Barnsbury, à Islington, où il est observé depuis les années 1960, au quartier de London Fields où la gentrification est encore émergente, en passant par Brixton, Telegraph Hill et Battersea où elle a débuté au cours des années 1980 et 1990. Ils présentent également un bâti très varié, des immeubles de construction modeste de London Fields aux maisons de ville cossues de Barnsbury, des immeubles rénovés de Battersea au paysage singulier du quartier des Docks, où les hautes tours de bureaux et de logements de luxe alternent avec les anciens entrepôts convertis en espaces commerciaux et récréatifs. Le peuplement de ces différents quartiers est également contrasté, la présence populaire et la diversité ethnique très variables (nettement plus marquées à Brixton et à London Fields qu’à Battersea et sur les Docks par exemple) ; les différentes populations sont en outre spatialement plus ou moins mêlées en fonction de la configuration du parc de logements, selon qu’une partie du parc ancien est encore dégradé (London Fields), que les classes populaires occupent des blocks de logements sociaux (Barnsbury) ou bien qu’elles sont reléguées aux marges du quartier (Docks). Sans surprise, les gentrifieurs de ces quartiers ont des profils et des pratiques résidentielles variés : on trouve davantage de cadres du public à Brixton et à Télégraph Hill, de cadres du privé à Battersea et dans les Docks, d’indépendants à London Fields. Les familles avec enfants sont nombreuses à Telegraph Hill, beaucoup plus rares dans les Docks. Le degré d’engagement des gentrifieurs « vis-à-vis des autres groupes sociaux » et d’implication « dans les aspects à la fois formels et informels de la gouvernance urbaine » (ibid., p. 142) varie également (par exemple selon que les habitants recourent aux services publics locaux et à la coopération entre habitants à travers des structures locales, comme à Telegraph Hill, ou qu’ils privilégient les services marchands comme à Battersea). Enfin, ils ne produisent pas les mêmes images sur leur quartier : image d’un quartier populaire et artiste à London Fields, d’un espace multiculturel à Brixton, d’une « communauté mixte » à Islington.

La généralisation de la gentrification et la croissance numérique des populations « gentrifieuses » se sont accompagnées d’une segmentation en types d’espaces en gentrification et d’habitants gentrifieurs assez variés. Comme le disent de façon un peu triviale Butler et Robson, « il semble que différents groupes soient attirés par différents quartiers, et que cela soit déterminé par un ensemble de facteurs s’ajoutant à ce que leurs moyens financiers leur permettent d’obtenir sur des marchés immobiliers particuliers » (Butler, Robson, 2001, p. 2148). On peut être dérouté par une telle diversité si peu spécifiée et douter avec M. Van Criekingen de l’utilité de continuer à recourir une notion qui apparaît comme « fourre-tout » ; on peut aussi comme le proposent les deux auteurs anglais, considérer que « ces divisions au sein des classes moyennes sont significatives et reflètent une large gamme de références “culturelles” et de modes de vie, et [qu’]elles se manifestent clairement dans l’espace » (Butler et Robson, 2001, p. 2148). L’espace résidentiel se présente en effet comme un bon observatoire de cette diversité interne aux classes moyennes-supérieures dont les catégories statistiques ne peuvent entièrement rendre compte, comme on l’a vu ci-dessus (cf. Préteceille, 2003, 2007). Le choix d’espaces aux propriétés légèrement différentes mais que l’on peut tous ranger dans la catégorie désormais large de quartiers gentrifiés révèle des différences de ressources et de contraintes, de goûts, d’enjeux qui permettent de caractériser finement différentes fractions de la nébuleuse des « nouvelles classes moyennes » et de leurs descendants.

La diversité se manifeste aussi au sein de chaque quartier. A Barnsbury, le quartier d’Islington où Ruth Glass avait fait ses observations pionnières, Butler et Robson ont identifié une nouvelle génération de gentrifieurs dont les caractéristiques sociales et les rapports au quartier diffèrent de ceux de la première vague. Ils viennent là « investir un environnement au capital social riche » sans avoir « le même temps ou le même engagement à consacrer au quartier », mais ne comprennent pas l’image de « communauté mixte » fondée sur des années de cohabitation entre les populations d’origine ouvrière et la première vague de gentrifieurs. Ils se tournent plus volontiers vers les services marchands que vers cette communauté locale et, contrairement aux premiers, ne scolarisent pas leur enfants dans les établissements locaux (Butler, 2003b). Il existe de nombreux quartiers dont la gentrification est aujourd'hui ancienne (ne serait-ce que de quelques années) et qui continuent de se transformer, à l’instar de Barnsbury. Les gentrifieurs récents ne s’installent pas dans le même quartier que ceux arrivés quelques années plus tôt : celui-ci a changé sur de nombreux plans (état des logements, prix, offre commerciale, réputation, etc.). En même temps, ils font leur choix résidentiel dans un tout autre contexte où, on l’a vu, la place relative des quartiers anciens centraux a profondément changé. La question de la durée intrinsèque aux processus de gentrification croise désormais celle de l’historicité du phénomène. On peut ainsi considérablement enrichir le stage model en prenant en compte ces deux dimensions temporelles ; c’est même une condition nécessaire à la saisie de la diversité des gentrifieurs et à la compréhension de ces espaces où cohabitent désormais non seulement des gentrifieurs et des non-gentrifieurs mais aussi des gentrifieurs aux profils différents et des non-gentrifieurs aux profils également variés, du fait, entre autres, de la durée du processus (Valérion, 2010). Ces quartiers permettent en même temps d’appréhender les reconfigurations des classes moyennes gentrifieuses à l’échelle d’un espace restreint, d’observer l’évolution des profils sociologiques et des modes d’investissement dans l’espace local au fil des générations.

Toutefois, au sein d’un même quartier, la diversité des gentrifieurs ne tient pas qu’à la date de leur installation. Jean-Yves Authier identifie au moins deux types de gentrifieurs qui s’installent dans le quartier Saint-Georges à Lyon à la même période (les années 1980) : les « accédants culturels », jeunes couples actifs appartenant à la nébuleuse des nouvelles classes moyennes salariées qui, en quête d’historicité et de convivialité, accèdent à la propriété et s’investissent dans le quartier sur un mode symbolique et culturel ; et les « nouveaux locataires », plus jeunes, plus mobiles et souvent étudiants, qui s’installent là dans une logique plus fonctionnelle mais donnent à leur vie locale une dimension communautaire. Il y ajoute un troisième type de « nouveaux habitants » que l’on ne peut désigner au sens strict comme des gentrifieurs mais qui contribuent aussi à la transformation du quartier : les « accédants techniques », moins jeunes et d’origines plus populaires que les deux premiers groupes, qui accèdent à la propriété d’un logement ancien dans une logique économique plus que symbolique. Ces trois types d’habitants se distinguent par leurs propriétés sociales, leurs logiques d’installation (choix du quartier, statut d’occupation) et leurs pratiques quotidiennes dans le quartier (Authier, 1993). De la même façon, Patrick Simon identifie à Belleville deux types de nouveaux habitants, les « transplantés » qui arrivent dans une logique fonctionnelle et sont plutôt réservés à l'égard de la mixité sociale et culturelle du quartier, et les « multiculturels » qui valorisent au contraire cette mixité, malgré une interaction limitée avec les anciens habitants (Simon, 1995). De façon générale, J.-Y. Authier invite à déconstruire le modèle de l’invasion-succession et à considérer le peuplement des quartiers en gentrification plutôt comme un « côtoiement de mobilités différenciées » (Authier, 2003). Ces exemples suggèrent en outre que les descripteurs sociologiques usuels – âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle, origines sociales – doivent être combinés entre eux et articulés à d’autres dimensions pour saisir complètement les groupes sociaux locaux qu’ils forment éventuellement. Il peut arriver par exemple que l’on trouve parmi les pionniers un enseignant du supérieur, jeune et célibataire, tandis qu’un couple d’enseignants du secondaire ou même du primaire participera à la stabilisation du processus. Les rapports à l’espace résidentiel de tel ou tel habitant ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des trajectoires à la fois résidentielle, sociale et familiale, comme l’ont montré Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970).

Notes
95.

On pense notamment aux effets de la taille et de la nature des logements, de la centralité plus ou moins forte du quartier, de la dimension plus ou moins commerciale de la gentrification en cours, ou encore des spécificités de l’emploi dans la ville concernée.