Terrains

Dans cette perspective, et étant donnée la diversité des formes prises par la gentrification aujourd'hui, comment définir et choisir concrètement des « quartiers en gentrification » pour notre recherche ? Etant donné le projet de recherche que nous nous étions fixé, il semblait pertinent non pas de coller à telle ou telle définition « originelle » ou « pure » de la gentrification mais au contraire de prendre en considération ses nouvelles facettes – c'est-à-dire tant son « ancrage » (Smith, 2003) dans les quartiers anciens centraux que les nouvelles formes de sa diffusion, notamment en banlieue. En même temps, nous voulions étudier la façon dont les habitants participent au changement urbain, ce qui impliquait d’exclure les quartiers gentrifiés « nouvellement construits ». En menant nos observations, d’une part, dans un « vieux » quartier en gentrification où d’anciens gentrifieurs tels que ceux décrits au début des années 1980 ont été rejoints par des habitants plus jeunes, d’autre part, dans un « nouveau » quartier en gentrification situé en banlieue, où l’installation de ménages des classes moyennes-supérieures était relativement récente et inédite, nous nous donnions la possibilité de saisir diverses générations et fractions des classes moyennes « gentrifieuses » mobilisant de façon comparable des espaces somme toute assez différents99.

Concrètement, le choix de « revenir » vingt-cinq ans après l’équipe de l’OCS sur les Pentes de la Croix-Rousse et, par ailleurs, d’explorer les mutations du Bas Montreuil, s’est fait assez rapidement. Dans les Pentes de la Croix-Rousse, le processus de gentrification semblait toujours en cours en 2004 lorsque nous entamions notre recherche. Le quartier continuait à être un espace privilégié d’installation pour les jeunes ménages diplômés, comme vingt ans plus tôt et contrairement à Daguerre ou Aligre, dont l’image et le peuplement avaient vieilli. Des immeubles et des logements étaient encore en réhabilitation et les espaces publics étaient en cours de réaménagement (la montée de la Grande Côte notamment, emblématique du quartier, finissait sa « mue » en 2003 ; la rue des Capucins et la place du Forez étaient en travaux en 2004-2005). La gentrification des Pentes semblait ainsi, curieusement, à la fois plus ancienne et moins « avancée » que celle qui avait gagné la partie ancienne du Plateau de la Croix-Rousse au cours des années 1980 et 1990. On pouvait donc y rencontrer de nouveaux gentrifieurs dans un quartier d’ancienne gentrification, venus vivre dans le même quartier que leurs prédécesseurs et pourtant dans un espace complètement différent – ne serait-ce que par son offre immobilière : si les « alternatifs » étudiés par l’équipe de Bernard Bensoussan venaient y profiter de logements très peu chers, au début des années 2000 le quartier était devenu presque aussi cher que le reste du centre de Lyon.Ayant à l’esprit les travaux des années 1980, au milieu des années 2000, les Pentes frappaient par « l’extrême souplesse de l’usage des lieux », c'est-à-dire « la forte flexibilité sociale de l’espace dans le temps, même si l’esprit des lieux demeure pour forger la mémoire collective » (Lévy, 1998) : les bâtiments, les habitants, les activités n’y avaient plus grand chose à voir avec ceux décrits par l’équipe de l’OCS et pourtant ils évoquaient « l’esprit des lieux » des années 1970. Les Pentes permettaient ainsi d’appréhender plusieurs générations de gentrifieurs se côtoyant dans un espace à la fois semblable et profondément renouvelé.

En outre, le quartier se présentait comme une bonne incarnation de la gentrification « à la française » (telle que nous l’avons caractérisée plus haut – cf. 1.1.2) : le mouvement, initialement lié aux « luttes urbaines » contre la rénovation des quartiers anciens et porté par des jeunes exprimant les valeurs contestataires des années 1970, semblait avoir été progressivement relayé et absorbé par des politiques publiques converties à la protection et à la valorisation du patrimoine bâti – la rénovation des espaces publics comme la mise en place d’itinéraires touristiques dans les Pentes s’inscrivant dans une politique lyonnaise plus vaste de mise en valeur du centre-ville (incluant par exemple la transformation des quais du Rhône), de plus en plus dédié aux usages récréatifs et touristiques. En même temps, les Pentes connaissaient au début des années 2000 une valorisation immobilière sans précédent, plus forte que dans tous les autres quartiers de la ville (excepté Vaise)100. Ce quartier se présentait donc comme indéniablement central et ancien, particulièrement homogène dans son bâti, et les tendances à la gentrification des centres-villes s’y incarnaient de façon si claire qu’il s’affirmait au début des années 2000 comme un exemple-type de la gentrification en France101.

Le Bas Montreuil, de son côté, avait peu à voir avec les Pentes de la Croix-Rousse ; il apparaissait en 2004 comme symptomatique des nouveaux espaces conquis par la gentrification. Situé en banlieue parisienne, il était cité dans les médias comme une nouvelle destination prisée de certains ménages parisiens, notamment la catégorie des « bobos » tout juste introduite en France102. Figure de proue de « la petite couronne des branchés » (Le Nouvel Obs Paris-Ile-de-France, 5 juillet 2002), il était présenté comme un quartier « d’artistes », notamment en raison des nombreux bâtiments industriels convertis en lofts ou en ateliers. Comparé dans certains articles à SoHo ou à TriBeCa, il apparaissait assez loin de l’idéal-type du « quartier-village » de centre-ville. Son bâti, beaucoup plus hétérogène et moins ancien que dans les Pentes de la Croix-Rousse, supposait un autre mode de valorisation. Dans le contexte de très forte hausse des prix dans la capitale, les articles de presse soulignaient également les « affaires » immobilières que l’on pouvait y réaliser, la possibilité d’acquérir des types de logements rares dans le cœur de l’agglomération (maisons de ville ou lofts) ou tout simplement d’accéder à la propriété à proximité d’une ligne de métro. Ce terrain permettait donc de rencontrer une nouvelle génération de gentrifieurs – ces « bobos » si médiatiques – et de prendre en compte en même temps une dimension peu présente dans les travaux des années 1980, à savoir le poids de la conjoncture immobilière dans la diffusion du phénomène de gentrification. Poussés là par la hausse des prix dans la capitale, ces habitants paraissaient, au contraire de leurs homologues des années 1970-1980, « gentrifieurs malgré eux » et la gentrification dans ces espaces semblait portée par une dynamique plus économique que politique ou culturelle.

Ce terrain posait aussi la question de la possibilité d’une gentrification en banlieue, processus dont la réalisation (par les gentrifieurs) mais aussi la reconnaissance (par les chercheurs) supposaient la remise en cause deux représentations dominantes : d’une part, le stéréotype assimilant en France « la banlieue » aux « quartiers en difficulté » ; d’autre part, l’idée que la petite couronne serait un espace périphérique. Si les représentations négatives associées à « la banlieue » dans sa globalité étaient couramment déconstruites par les chercheurs, elles devaient également avoir été surmontées par les gentrifieurs. Quant à l’image d’une petite couronne périphérique, fondée sur tout un ensemble de barrières administratives, sociales, économiques et symboliques historiquement érigées entre Paris et sa banlieue, elle prédominait encore, notamment parmi les chercheurs. Ainsi, Edmond Préteceille identifie bien en 2007 à Montreuil un processus de changement social et urbain « proche de la version classique de la gentrification « par la demande »103 et qui ne pourrait certainement pas être appelé embourgeoisement » (Préteceille, 2007, p. 20, traduction de nous) ; mais l’extension de ce type de changement urbain à un espace situé en banlieue et « dont la centralité est très relative » constitue à ses yeux un écart à la définition de la gentrification et un motif d’abandon de cette notion au profit de la considération d’une « dynamique de transformation sociale plus large » (Préteceille, Fijalkow, 2006, p. 7). Elle incite plutôt, selon nous, à interroger la centralité du Bas Montreuil. Les quartiers de Stoke Newington, de Notting Hill ou de Brixton, souvent cités comme exemples typiques de la gentrification (Butler, 1995, 1996 ; Marin, 1998), sont situés à la même distance du centre de Londres que le Bas Montreuil du centre de Paris ; leur centralité n’a pourtant jamais été remise en cause. Bien sûr, ces perceptions contrastées sont le produit d’histoires urbaines différentes, qui ont façonné les territoires londonien et parisien, notamment de la suburbanisation plus importante en Grande-Bretagne qu’en France, mais aussi de découpages administratifs différents104. Mais c’est précisément pour cela que nous proposons d’interroger la gentrification comme un processus historique pouvant contribuer à la recomposition des frontières réelles et symboliques. Il n’est pas question de minimiser les effets de l’histoire accumulée ni des frontières administratives actuelles sur le fonctionnement urbain, mais de considérer que la centralité d’un espace n’est pas complètement indépendante du travail des agents sociaux (qui peut passer par des luttes symboliques, que l’on perçoit par exemple lorsque les médias présentent Montreuil comme « le 21e arrondissement de Paris », mais aussi pratiques, pour l’obtention du prolongement d’une ligne de métro par exemple). Etudier le Bas Montreuil permettait donc d’observer ce travail et, plus largement, de percevoir quelques aspects des mutations en cours dans la petite couronnes parisienne.

La ville détenait enfin deux records intéressants : en 2003, elle apparaissait comme la commune de la petite couronne où la hausse des prix immobiliers avait été la plus forte105 ; on apprenait la même année, lors de la diffusion des résultats du recensement de 1999, que Montreuil et Issy-les-Moulineaux étaient les deux villes qui, dans leurs départements respectifs (92 et 93), avaient accueilli entre 1990 et 1999 le plus d’anciens parisiens parmi leurs nouveaux habitants. Ce constat offrait un écho intéressant à un travail consacré aux « politiques de revitalisation des aires d’ancienne industrie » dans quatre municipalités, Issy-les-Moulineaux et Montreuil dans la banlieue parisienne, Islington et Wandsworth dans le Grand Londres (Boyer, Decoster, Newman, 1999), qui suggérait une comparabilité entre le quartier emblématique de la gentrification, Islington, et les métamorphoses de l’ancienne petite couronne ouvrière de Paris. Si les auteurs ne faisaient pas eux-mêmes référence au phénomène de gentrification, leurs analyses suggéraient, à la lumière des données statistiques publiées au début des années 2000, la possibilité d’une forme de gentrification en banlieue, directement liée au processus de désindustrialisation – mais aussi à sa gestion par une municipalité encore communiste106. Les quartiers « en gentrification » étudiés jusqu’alors – Aligre (Bidou, 1984), Daguerre (Chalvon-Demersay, 1984), Saint-Georges à Lyon (Authier, 1993), Belleville à Paris (Simon, 1994) – ne s’inscrivaient pas dans ce processus : certes, leur envahissement par des jeunes classes moyennes était directement lié au déclin numérique des habitants ouvriers ou anciens ouvriers ; mais leurs territoires n’étaient pas directement affectés par les délocalisations ou les faillites d’établissements industriels. C’était toutefois le cas de la Croix-Rousse, mais plus d’un demi-siècle plus tôt, en lien avec une précédente crise industrielle107. Le Bas Montreuil se présentait donc comme un quartier récemment frappé par la crise industrielle, soumis de ce fait à des problématiques assez différentes de celles qui occupaient les élus de Lyon ou de Paris. Il permettait ainsi d’appréhender la gentrification dans un autre contexte politico-urbain : non plus celui de la valorisation touristique des centres anciens, mais celle des politiques de « mixité sociale » employées par les villes en crise – notamment par des municipalités de la « banlieue rouge » – pour tenter de « redynamiser » leur économie et leur marché immobilier et de changer leur image (Bacqué, Fol, Lévy, 1998).

Notes
99.

La pertinence d’une comparaison entre ces deux espaces était en outre apparue au cours de la recherche dirigeé par Jean-Yves Authier sur les « rapports résidentiels » en quartiers anciens (Authier (dir.), 2001).

100.

Entre 1998 et 2010, la croissance du prix moyen au mètre carré a été de + 177 % dans les Pentes contre + 146 % pour l’ensemble de Lyon (d’après le découpage en 28 quartiers de la chambre des notaires du Rhône).

101.

Il figure par exemple sous ce statut dans l’ouvrage de C. Guilluy et C. Noyé consacré aux divisions sociales du territoire (Guilluy, Noyé, 2004).

102.

« Banlieue Est : les bobos débarquent », Le Point, 2000 ; « Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris », Le Monde, 2004 ; « Montreuil. Nid de bobos », L’Express, 2006 ; « Montreuil. Repaire de bobos », L’Express, 2008, etc. Un article du Monde au titre général (« Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris », Le Monde, 29 mai 2004) est en fait intégralement consacré au Bas Montreuil. Nous reviendrons sur cette production médiatique au chapitre 5.

103.

« culture led gentrification » : l’expression renvoie aux explications « culturalistes » de David Ley en termes de modification de la demande résidentielle des classes moyennes.

104.

Les villes de Londres ou de New York ont administrativement absorbé leurs anciennes banlieues dans les années 1960, tandis que Paris comme Lyon sont restées dans leurs frontières administratives du milieu du XIXe siècle. Ainsi la ville de Londres s’étend sur 1572 km2, New York sur 1214 km2, tandis que Paris couvre à peine 105 km2 et Lyon 48 km2. La centralité est en fait une notion particulièrement complexe à manier dans les comparaisons internationales, comme nous nous en étions déjà rendue compte en consacrant notre DEA à un quartier londonien, puisqu’elle engage à la fois des questions de distance physique, d’accessibilité, d’échelles de gouvernance, de représentations et de pratiques. Selon plusieurs géographes, il est pertinent de comparer à l’Inner London (unité administrative couvrant le centre de l’agglomération londonienne) l’ensemble formé par Paris et sa petite couronne (Paris et les trois départements limitrophes).

105.

Globalement, sur dix ans (1998-2008), la hausse des prix a été plus forte à Montreuil (+ 191 %) qu’à Paris (+ 185 %) – et probablement plus forte encore dans le seul secteur du Bas Montreuil.

106.

La comparaison était structurée dans cet article non seulement par les aires géographiques – Paris et Londres – mais aussi par les couleurs politique des communes, Montreuil et Islington étant gérées par des élus de gauche, Issy et Wandsworth par des élus de droite.

107.

Comme l’indique bien V. Favel-Kapoian, à la veille de la Première guerre mondiale, les activités secondaires sont tout à fait résiduelles dans les Pentes de la Croix-Rousse (Favel-Kapoian, 1998).