Première partie.
Deux quartiers, trois générations : la diversité des gentrifieurs et de leurs rapports à l’espace

Les espaces concernés par le phénomène de gentrification d’une part, les classes moyennes et moyennes-supérieures d’autre part, ont connu, on l’a vu, d’importantes mutations depuis le début des années 1980. La première partie de la thèse vise à éclairer ces mutations à partir de deux espaces appréhendés sur une trentaine d’années. Les Pentes de la Croix-Rousse comme le Bas Montreuil ont connu, depuis le milieu des années 1970 pour l’un, le milieu des années 1980 pour l’autre, des formes diverses de gentrification. D’une certaine façon, ils donnent à voir des variations géographiques et historiques d’un même type d’espace, le quartier ancien et anciennement populaire en voie de gentrification. Le pari sur lequel repose cette partie est qu’en observant les habitants des classes moyennes-supérieures qui se sont installés dans ces deux contextes à différents moments, nous pouvons éclairer les évolutions d’une partie des classes moyennes et supérieures et saisir les distances et les proximités qui les parcourent actuellement. En effet, si les « nouvelles classes moyennes » ne sont pas devenues « un groupe social unifié par un modèle culturel », comme le suggère le travail de Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch (2007), la fragmentation actuelle de leurs successeurs ne relève pas du désordre et leurs choix résidentiels permettent de saisir quelques-unes des logiques de leurs transformations et de leurs recompositions.

Les quartiers en gentrification au début des années 1980 donnaient à voir un ensemble bien spécifique de membres des classes moyennes, caractérisés par des positions dans l’espace social mais aussi par un âge, par certaines trajectoires, par des valeurs et des représentations de l’espace social, et enfin par des types de mobilisation collective. Or cet ensemble, ainsi défini, a connu à la fois une forte croissance numérique et des destins divergents. Qui sont leurs successeurs dans la structure sociale et dans l’espace urbain ? Forment-ils un groupe homogène ou présentent-ils des profils contrastés ? En quoi divergent-ils (ou non) des « autres » classes moyennes ? Exercent-ils toujours des professions particulières et lesquelles ? Dans quelle mesure ont-ils hérité des valeurs de leurs aînés, et comment les articulent-ils aux contextes socio-économiques et idéologiques nouveaux dont nous avons esquissé certains traits ? Il s’agit à la fois d’observer de façon détaillée la composition et l’évolution du peuplement de nos deux quartiers au cours des vingt-cinq dernières années et de caractériser finement les populations qui s’y sont installées : non seulement par leurs professions ou leurs âges, mais aussi par leurs trajectoires sociales, par leurs rapports au travail et à l’emploi, et par leurs valeurs et leurs mobilisations. En outre, la diversification des formes de la gentrification et des types d’espaces concernés fait qu’il existe aujourd'hui une gamme d’espaces en gentrification, différenciés par le « degré de maturité » du processus mais également par d’autres propriétés de nature à y orienter tel ou tel segment des gentrifieurs potentiels. Le choix de l’un ou de l’autre peut aussi révéler des proximités et des distances sociales invisibles du seul point de vue de la profession ou de la trajectoire sociale. Quels sont les gentrifieurs spécifiquement attirés par les Pentes et par le Bas Montreuil ?

Il s’agit également, on le voit, de comprendre les ressorts de leur choix résidentiel. Au début des années 1980, s’installer dans un quartier ancien de centre-ville en déclin démographique découlait en partie de contraintes matérielles, mais relevait aussi d’enjeux d’identification et de distinction de la part d’un groupe social en émergence. Quelles sont les ressources et les contraintes d’une part, les goûts et les représentations de l’espace urbain d’autre part, qui conduisent à s’installer dans un quartier en voie de gentrification au cours des années 1990 et 2000 ? La teneur même de ce choix résidentiel change profondément au cours de ces vingt-cinq ans, non seulement sous l’effet des transformations des deux quartiers, mais aussi en raison des transformations de la division sociale de l’espace et des représentations attachées aux différents secteurs de la ville. Afin de comprendre les choix résidentiels des gentrifieurs, il nous faut donc saisir les contextes sociodémographiques et les supports matériels et symboliques que les Pentes et le Bas Montreuil offrent des années 1980 aux années 2000, mais il faut également tenir compte de l’évolution des représentations collectives et des images attachées à ces territoires et au fait de s’y installer. Tandis que, dans les Pentes, les nouveaux habitants trouvent un quartier déjà modelé par les vagues précédentes de gentrifieurs, on peut supposer qu’en ce qui concerne le Bas Montreuil, « la conquête d’un espace résidentiel nouveau a d’abord pour condition un changement dans la représentation des territoires de la ville qui élargit l’horizon des possibles » (Magri, 1993, p. 154). Quel est le sens de ces choix différents ?

Pour répondre à ces questions, les trois chapitres qui suivent font varier les échelles, les modalités et les objets de la comparaison temporelle et spatiale. Dans le chapitre 2, nous comparons les évolutions sociodémographiques des deux quartiers et les types de gentrifieurs qu’ils accueillent des années 1980 aux années 2000, en adoptant une approche statistique et macro-sociale. Cette exploration statistique permet d’objectiver les mutations sociales des deux quartiers et de les replacer dans leur contexte historique et urbain plus large ; elle permet également de caractériser de façon exhaustive les flux de nouveaux habitants et de nouveaux propriétaires attirés, aux différentes périodes, par les deux quartiers. Elle est en revanche tributaire à la fois des découpages temporels et des catégories statistiques imposées par les différentes sources. Le chapitre 3 propose donc une approche complémentaire, fondée sur l’ensemble des entretiens réalisés dans les deux quartiers et qui privilégie la comparaison temporelle (sans toutefois que la dimension spatiale soit totalement absente). Les enquêtes ont en effet permis d’identifier trois générations de gentrifieurs, qui présentent des profils différents. En observant leurs professions et leurs trajectoires sociales, mais aussi leurs rapports au travail et à l’emploi, leurs valeurs et leurs engagements, nous nous donnons la possibilité d’éclairer les recompositions des anciens « nouvelles classes moyennes » et de leurs successeurs. Enfin, dans le chapitre 4, nous analysons les ressorts des choix résidentiels des gentrifieurs des différentes générations et de chaque quartier. Ce sont à la fois les ressources et les contraintes objectives, les goûts ou les préférences ainsi que les projets et les attentes à l’égard du logement et du quartier qui sont étudiés à partir des entretiens menés dans les deux quartiers. Il s’agit en même temps de saisir les effets des changements socioéconomiques et idéologiques des années 1980 et 1990 sur les conditions matérielles et symboliques des choix résidentiels des classes moyennes-supérieures (conditions d’emploi et revenus, représentations de l’avenir, images des espaces de la ville et des autres groupes sociaux, etc.).