Chapitre 2. Gentrifications et gentrifieurs croix-roussiens et montreuillois des années 1970 aux années 2000 : approche statistique

La définition de la gentrification a beau être assez simple, elle recouvre, on l’a vu, une grande variété d’espaces et de transformations urbaines et sociales. Les principales approches théoriques du phénomène dépendent d’ailleurs largement des spécificités des espaces que leurs auteurs ont observés109. C’est cette variété même des processus et de leurs acteurs que nous avons souhaité explorer dans cette partie de la thèse. Pour cela, nous proposons dans un premier temps une approche statistique des processus de gentrification qui ont touché le Bas Montreuil et les Pentes de la Croix-Rousse et des habitants qui y ont pris part. A quel rythme et sous quelles formes s’est poursuivie la gentrification des Pentes dont Bernard Bensoussan et son équipe avaient saisi les premières manifestations au début des années 1980 ? Quelles populations le quartier a-t-il attirées au cours de ces vingt-cinq années ? A partir de quand peut-on parler de gentrification dans le Bas Montreuil ? Quelle est aujourd'hui l’ampleur du phénomène ? Qui sont les gentrifieurs qui le nourrissent ? La grande variabilité des formes prises par la gentrification d’une part, les recompositions des classes moyennes potentiellement gentrifieuses de l’autre, nous incitent dans un premier temps à objectiver le plus possible ces espaces, ces populations et ces processus, à les caractériser finement et à les rapporter aux espaces, aux populations et aux processus plus larges dans lesquels ils s’inscrivent. Les sources ne manquent pas pour mener un tel travail.

Les données des recensements de la population sont particulièrement adaptées pour rendre compte de la gentrification d’un quartier. Elles couvrent d’abord les deux dimensions du phénomène – élévation du niveau socio-économique des résidents et amélioration des logements, si l’on suit la définition a minima proposée par Francine Dansereau (1985) ; elles permettent également de mesurer l’ampleur du renouvellement de la population qui en serait à l’origine. La disponibilité des données depuis le recensement de 1968 (plus ou moins complète d’un quartier à l’autre, comme nous l’expliquons dans les annexes 1 et 2 où sont présentées les délimitations des quartiers retenues pour l’analyse statistique) permet de saisir ces transformations sur la longue durée et la comparaison avec des espaces de référence plus vastes permet de les situer par rapport aux tendances affectant les territoires contigus. Enfin, la finesse du découpage infracommunal (les Iris 2000 à partir du recensement de 1990) permet d’observer les différenciations internes aux deux quartiers. Les données localisées concernant les revenus des ménages fournies par la Direction Générale des Impôts complètent ce matériau permettant la description des territoires et des évolutions de leur peuplement. Par ailleurs, les données issues des recensements permettent également de décrire la population des nouveaux habitants d’un espace donné, c'est-à-dire les habitants qui au recensement précédent n’habitaient pas la même commune. Nous les avons complétées par les informations concernant les acquéreurs de logements fournies par les bases de données notariales. Ces deux sources ne couvrent ni complètement ni uniquement des « gentrifieurs », mais elles offrent un matériau précieux pour une première caractérisation de ces gentrifieurs que nous souhaitons étudier et permettent les comparaisons dans le temps et dans l’espace. Notons toutefois que toutes ces sources livrent des photographies instantanées prises à des dates différentes ; entre ces dates, des individus peuvent s’installer et repartir et être ainsi tout à fait invisibles dans les recensements, alors même qu’ils jouent un rôle dans la dynamique des quartiers (Authier, 1993, p. 78-79)110.

Ce travail descriptif qu’autorisent les données statistiques implique en même temps un travail sur la définition du phénomène que l’on cherche à observer. Quels critères doivent être satisfaits pour que l’on puisse parler de gentrification ? Les bases de données offrent toute une palette d’indicateurs de positions dans l’espace social ou dans le cycle de vie, de niveau richesse, d’état des logements… Face à cela, la définition de la gentrification constitue une source d’interrogations plus qu’une référence stable : l’élévation du profil social des habitants se mesure-t-elle par les types d’activités exercées ? Par les revenus perçus ? Par les diplômes détenus ? La transformation du parc de logements s’exprime-t-elle uniquement par des éléments de confort ? Passe-t-elle par un accroissement de la propriété occupante ? Répondre à ces questions n’implique pas de prendre position pour telle ou telle définition, mais permet plutôt de caractériser les processus et les populations ; les descripteurs pertinents varient d’ailleurs d’un quartier à l’autre et selon les périodes, témoignant du caractère changeant et multidimensionnel du phénomène. Nous avons donc privilégié dans les pages qui suivent une démarche exploratoire : plutôt que de partir de critères fixés a priori, nous avons observé les variations temporelles et spatiales de nombreux indicateurs afin de saisir les caractères spécifiques des transformations ayant touché nos deux quartiers, ainsi que des populations qui y sont impliquées.

Auparavant, nous présenterons nos deux quartiers tels qu’ils s’offrent aux observateurs au début des années 2000 : localisation, bâti, histoire, image… Historiquement, la gentrification concerne avant tout des quartiers anciens et centraux ; nous avons donc interrogé l’ancienneté et la centralité des Pentes de la Croix-Rousse et du Bas Montreuil. Mais que recouvrent ces termes ? Parler de gentrification à propos d’un quartier situé en banlieue et au bâti très hétéroclite implique de s’interroger sur ce point. Surtout, ces caractéristiques ne sont-elles pas en partie le fruit d’une construction sociale, cristallisée sur des supports à la fois matériels et symboliques ?111 La question est ici importante, puisque cette construction sociale participe au phénomène que nous voulons étudier. C’est donc en tant qu’espaces physiques et comme produits ou enjeux potentiels de luttes symboliques que nous présenterons nos deux terrains d’enquête. Nous décrirons ensuite le rythme, les formes et l’ampleur de la gentrification dans ces deux quartiers, avant de présenter une première approche statistique des populations potentiellement gentrifieuses. Ceci nous permettra, pour finir, de situer les populations que nous avons rencontrées lors des deux enquêtes de terrain et d’expliciter la façon dont nous les avons construites.

Notes
109.

« On peut estimer ainsi que la thèse de Smith n’est pas uniquement déterminée par ses orientations politiques et philosophiques, mais également par le caractère très polarisé et parfois brutal des transformations des villes Etats-Uniennes, où il a réalisé l’essentiel de son travail d’enquête. Les thèses, généralement plus culturalistes, de Ley ou de Caufield, insistant sur le rôle moteur des projets de vie, des valeurs ou des désirs des « gentrifieurs », sont elles aussi à rapporter aux caractéristiques du processus de gentrification au Canada » (Rérat et al., 2008, p. 43-44).

110.

Les richesses et les limites de ces matériaux statistiques sont davantage exposées dans l’annexe 3.

111.

Comme le rappelle Pierre Vergès à propos de la dimension plus ou moins « historique » d’un quartier, « l’histoire s’inscrit dans le présent à travers le rapport des groupes à cette histoire locale » (Vergès, 1983, p. 230).