1.2 Le Bas Montreuil : un ancien faubourg de Paris

Montreuil est l’une des communes les plus étendues et les plus peuplées de la petite couronne et jouxte le 20e arrondissement de Paris (carte 2-4).

Carte 2-4 : Montreuil dans l’agglomération parisienne
Carte 2-4 : Montreuil dans l’agglomération parisienne

Source : IAU Ile-de-France

La situation du Bas Montreuil au sein de la commune renforce sa proximité avec Paris. La topographie d’abord oppose au Sud-Ouest les quartiers du Bas Montreuil et de la mairie, situés en plaine et dans la continuité de la capitale, au coteau et au plateau qui couvrent les deux tiers Nord-Est de la ville. Cette frontière naturelle est renforcée par les deux kilomètres de l’autoroute A186, qui traverse le territoire selon un axe Nord-Ouest / Sud-Est en haut du coteau (cf. carte 2-5). Le parc des Beaumonts et l’emprise des Murs à Pêches, dans l’ensemble non bâtie, contribuent également à séparer le Nord-Est de la ville de son centre et de son Sud-Ouest. Surtout, plaine et plateau sont inégalement desservis par les transports en commun : la ligne de métro n° 9 permet de relier la mairie et le Bas Montreuil au quartier République à Paris en une vingtaine de minutes ; juste de l’autre côté de la limite avec Vincennes, le RER A mène à Châtelet en un quart d’heure. Le trajet est nettement plus long pour les habitants du plateau qui doivent prendre un bus pour gagner le métro ou le RER.

Carte 2-5 : L’organisation spatiale de Montreuil
Carte 2-5 : L’organisation spatiale de Montreuil

Source : Carte réalisée par l’auteure. Fond de carte : Mairie de Montreuil.

Carte 2-6 : Part des logements construits avant 1949, Montreuil, 1999 (en %)
Carte 2-6 : Part des logements construits avant 1949, Montreuil, 1999 (en %)

Source : Insee, Recensement de la population 1999

L’opposition entre Haut et Bas Montreuil trouve sa source non seulement dans la topographie, mais aussi dans un développement bien distinct de ces deux parties de la ville. Alors que le plateau reste majoritairement agricole jusqu’au milieu du XXe siècle, le Bas Montreuil commence à s’urbaniser dès le milieu du XIXe. En 1850, on dénombre dans la ville 3810 habitants et seulement quelques fabriques au milieu des domaines horticoles et des carrières de gypse (situées à l’emplacement des actuels parc des Guilands et parc des Beaumonts) ; soixante ans plus tard, à la veille de la Première Guerre mondiale, 122 usines se sont installées, principalement dans le Bas Montreuil, et la population montreuilloise a plus que décuplé, passant à 43 217 habitants (Chombart de Lauwe, 1952, p. 221). Les provinciaux en quête de travail affluent et cette « main-d’œuvre abondante, laborieuse et disciplinée », moins coûteuse et moins organisée que les ouvriers parisiens, attire à son tour de nouveaux établissements (Faure, 1991)120. Il s’agit dans un premier temps d’ébénisteries en provenance du faubourg Saint-Antoine121 ; le travail du bois est au début du XXe siècle l’une des plus florissantes industries du Bas Montreuil. Travaillant généralement dans de petits ateliers en fond de cour ou incorporés aux habitations, ces artisans marquent durablement le paysage. Jusqu’aux années 1920, la proximité de la « zone »122 se fait aussi sentir, avec ses cultures de subsistance, ses bicoques de planches, sa population de « zonards » – peuple parisien chassé de la capitale par les transformations et la spéculation immobilière sous le Second Empire, ruraux affluant des campagnes, transformés en nouveau prolétariat urbain – et tout cet ordre social particulier qui donne à cette époque leur caractère et leur image à nombre de communes limitrophes de Paris : auto-construction, pauvreté, économie de la récupération, règne de la débrouille (Leveau-Fernandez, 1992).

D’autres industries très diverses s’installent progressivement (industries chimiques123, métallurgiques, imprimeries, travail des cuirs et fourrures, puis mécanique et sous-traitance automobile). Tous ces établissements ont pour caractéristique leur taille relativement modeste ; le Bas Montreuil se situe en effet à l’écart des principales voies ferrées, routières et fluviales nécessaires à l’implantation des industries lourdes. Le quartier offre bien quelques vastes parcelles en bordure de Paris et de Saint-Mandé, mais rien de comparable avec les usines et entrepôts géants qui s’implantent au même moment à l’Ouest et au Nord de Paris – usines Renault à Billancourt, blanchisseries Grenelle à Issy-les-Moulineaux ou Magasins généraux d’Aubervilliers. Le travail à domicile est également important, notamment dans le travail des peaux. Le quartier s’urbanise ainsi sur le mode du faubourg (Bacqué, Fol, Lévy, 1998), au gré des implantations artisanales et industrielles et des besoins en logement. Un habitat ouvrier de qualité médiocre se développe de 1850 à 1950 à proximité immédiate des petites usines, sur les étroites lanières des anciennes parcelles horticoles et maraîchères. Le bâti est relativement bas et lâche : petits immeubles, maisons de ville d’un ou deux logements avec en fond de cour les ateliers des artisans. Les maisons sont fréquemment construites par les habitants eux-mêmes.

Pendant ce temps, le plateau est resté majoritairement rural, essentiellement voué aux cultures horticoles et fruitières. Quelques bidonvilles y apparaissent pendant l’entre-deux guerres, ainsi que les premiers lotissements privés, initiatives pas encore accompagnées par la municipalité. Prise par le Parti Communiste en 1935, celle-ci va faire de l’aménagement du Plateau sa priorité au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Elle y construit entre 1956 et 1975 plusieurs milliers de logements dans des grands ensembles massifs destinés à absorber la croissance rapide de la population (la ville compte 76 246 habitants en 1954, 96 446 en 1962) (Tissot, 2002). Un tissu pavillonnaire se diffuse entre ces opérations d’aménagement. Ainsi se dessine l’opposition entre un plateau majoritairement résidentiel alternant pavillons et grands ensembles et, en plaine, un faubourg industriel déjà vieillissant.

Les données du recensement de 1968 permettent de se faire une idée de ce à quoi ressemble à cette date ce faubourg industriel, alors que la « modernité » s’incarne alors, plus à l’Est, dans de grands programmes de logements et d’équipements neufs. Dans le Bas Montreuil, près des deux tiers des logements datent d’avant 1914 ; moins de la moitié sont dotés de WC intérieurs (45 %) et seulement 29 % possèdent une baignoire ou une douche124. Montreuil est 1968 une ville globalement très populaire (les employés, ouvriers et personnels de service représentent à eux seuls les trois quarts des actifs). Dans le Bas Montreuil, la population, encore plus ouvrière, est plus âgée, moins familiale et plus souvent d’origine immigrée. En témoignent l’importance des ménages d’une ou deux personnes (65 % des ménages contre 51 % pour l’ensemble de la ville), la part d’étrangers (16 % contre 9,7 %), le taux d’activité (58 % contre 52 %) et la sous-représentation des enfants et adolescents (les 0-19 ans forment 20 % de la population, contre 29 % en moyenne pour la ville).

Comparer le Bas Montreuil avec l’autre quartier le plus ouvrier125 à cette date, le quartier Montreau-Beaumont situé à l’Est du plateau, permet de cerner les deux types de quartiers ouvriers que l’on trouve alors à Montreuil et de saisir les particularités du Bas Montreuil : les deux quartiers comptent 51 % d’ouvriers parmi leurs actifs, mais tandis que Montreau-Beaumont incarne le quartier ouvrier « moderne » – composé de logements sociaux neufs et confortables, il accueille principalement des familles françaises –, le Bas Montreuil accueille deux fois moins de jeunes, deux fois plus d’étrangers et deux fois plus d’artisans, commerçants et patrons d’établissements industriels.

Tableau 2-1 : Comparaison de quelques indicateurs dans deux quartiers de Montreuil, 1968
  Bas Montreuil Montreau-Beaumont
Part des logements construits avant 1949 94 % 28 %
Part des logements construits après 1949 6 % 72 %
Part des logements avec baignoire ou douche 29 % 81 %
Part des ménages d’une personne 30,8 % 11 %
Part des ménages de cinq personnes ou plus 6 % 24 %
Part des 0-19 ans 20 % 39 %
Part des plus de 64 ans 14 % 5 %
Part d’étrangers 16 % 7 %

Source : Insee, Recensement de la population 1968 (dépouillement exhaustif)

Trente ans plus tard, tandis que les HLM du plateau, autrefois fierté de la mairie, sont devenus des « cités à problème » (Tissot, 2000), l’ancien faubourg industrieux, ouvrier, étranger, vieillissant et insalubre mais situé aux portes de Paris, apparaît dans les médias comme le dernier quartier parisien à la mode. A quoi ressemble ce Bas Montreuil vanté dans les magazines ?

Le quartier s’organise autour de l’axe Est-Ouest de la rue de Paris, qui relie la Porte de Montreuil au carrefour Jacques Duclos, couramment désigné sous le nom de la Croix de Chavaux (cf. carte 2-5). Le métro suit également cet axe, desservant le quartier en deux stations, Robespierre et Croix de Chavaux. Le quartier est donc délimité à l’Ouest par le périphérique et à l’Est par la Croix de Chavaux, qui est à la fois le carrefour des voies de communications et un pôle commercial et culturel à l’articulation avec le quartier de la mairie126. Il s’étend au Sud jusqu’à Vincennes. Au Nord de la rue de Paris, on peut y inclure le coteau des Guilands, peu dense (autour du parc du même nom, on trouve une majorité de maisons individuelles) et dominé par les hautes tours du quartier de la Noue ; celui-ci, situé sur le plateau et formé principalement de grands ensembles de logements sociaux, est généralement exclu du Bas Montreuil dans les découpages officiels comme dans les représentations des habitants. Notons que la délimitation du quartier par le chercheur est en soi à la fois une opération de recherche et une production symbolique, dans la mesure où, contrairement aux Pentes, le quartier du Bas Montreuil n’a pas encore d’existence vraiment « cristallisée » : ses limites varient assez fortement d’un habitant à l’autre, d’une institution à l’autre, d’une recherche à l’autre et d’un enjeu à l’autre. Il n’a pas non plus de limites topographiques évidentes. Le fait d’y rattacher le coteau des Guilands par exemple prend place dans une lutte symbolique qui oppose une partie des habitants à la mairie ; nous y reviendrons (chapitre 7). Nous rendons compte dans l’annexe 2 de l’exercice de délimitation auquel nous nous sommes donc livrée et aux choix que nous avons effectués pour cette recherche, notamment pour l’exploitation des données statistiques qui suit. Achevons ici de présenter ce qui fait du Bas Montreuil un « quartier » et non pas seulement une portion de territoire, un « morceau de ville » (Grafmeyer, 1991).

En raison de son histoire, le Bas Montreuil présente quelques caractéristiques en termes de bâti et d’activités. La rue de Paris dans son ensemble illustre bien la mixité de formes et de fonctions qui le caractérise : des HLM des années 1980 succèdent à de vieux immeubles de rapport abritant les commerces, quelques immeubles haussmanniens y côtoient des garages, des bureaux récents, des bâtiments industriels ou des entrepôts… Axe principal de circulation du quartier, cette rue est aussi son « poumon commercial » : commerces africains, asiatiques, maghrébins, restauration rapide, bars de quartier, coiffeurs, boutiques de téléphonie ou d’accès à Internet, épiceries, elle concentre les reflets de la présence de populations immigrées. Dans les autres rues du quartier les commerces sont beaucoup plus rares et les signes de la présence immigrée beaucoup plus discrets – à quelques exceptions près comme le foyer malien de la rue Bara, centre d’une intense vie sociale communautaire. Dans ces rues, en revanche, le mélange des styles de bâtiments n’est pas moins important : on y trouve un mélange d’immeubles de rapport, de maisons individuelles modestes (les maisons les plus bourgeoises se situant près de la limite avec Vincennes), de petits bâtiments industriels pour la plupart aujourd'hui convertis en locaux d’activités tertiaires ou en habitations et enfin de quelques immeubles de logement social de taille moyenne. Toutes sortes de matériaux coexistent, brique, acier et verre des ateliers, des usines et des équipements publics bâtis dans les années 1930 ; meulière, parpaing, béton des maisons individuelles… Si la plupart des rues répondent aux caractéristiques qui font l’« urbanité » des paysages de quartiers anciens – construction à l’alignement, gabarits homogènes, rapport réglé entre la largeur de la rue et la hauteur des bâtiments, rythme des façades exprimant le parcellaire (Panerai, Depaule, Demorgon, 1999) –, aucun secteur du Bas Montreuil ne présente de véritable unité architecturale ou fonctionnelle. Le bâti est ainsi beaucoup plus hétérogène que dans les Pentes, de même que le parc de logements, moins uniformément ancien, privé et collectif : 60 % des logements du quartier ont été construits avant 1949 ; 22 % des résidences principales sont des HLM (contre 12 % dans les Pentes) et 15 % sont des maisons individuelles (Montreuil est la commune limitrophe de Paris où la part des logements individuels est la plus élevée). Dans l’ensemble, l’hétérogénéité des constructions et leur qualité médiocre marquent le paysage du quartier et participent paradoxalement à son unité, par opposition avec des secteurs au bâti beaucoup plus homogène (comme la Noue, au Nord, avec ses hauts immeubles ou Vincennes, au Sud, et ses immeubles cossus).

En définitive, le Bas Montreuil ne se présente pas aussi clairement que les Pentes comme un quartier ancien et central. Il offre toutefois un certain nombre de supports matériels qui pourront éventuellement être mobilisés par telle ou telle catégorie d’acteurs (habitants, pouvoirs publics, associations) : un bâti certes hétérogène et pas massivement ancien, mais où existe une relative ancienneté et des formes architecturales spécifiques (les maisons de ville, les anciens locaux d’activité) ; une localisation relativement centrale à l’échelle de l’agglomération, qui doit beaucoup à la présence du métro, et centrale dans Montreuil en raison de la proximité de la Croix de Chavaux (qui offre davantage d’équipements et de commerces que le carrefour de la mairie) ; un passé qui ne fait pas du quartier un « haut lieu » de tel ou tel pan de l’histoire, mais qui offre, comme nous le verrons, des éléments mobilisables.

Si ces deux espaces diffèrent fondamentalement par leur localisation, leur bâti et leur histoire, ils diffèrent aussi par l’ampleur de la gentrification qui les a touchés aussi bien matériellement que symboliquement. Nous proposons de retracer, grâce aux données de recensement, le rythme et les formes de la gentrification dans ces deux quartiers et de replacer ce processus parmi les évolutions ayant affecté ces territoires au cours des dernières décennies.

Figure 2-4 : La rue de Paris dans le Bas Montreuil (à gauche) et la montée de la Grande Côte dans les Pentes de la Croix-Rousse (à droite)
Figure 2-4 : La rue de Paris dans le Bas Montreuil (à gauche) et la montée de la Grande Côte dans les Pentes de la Croix-Rousse (à droite)
Figure 2-5 : Des maisons individuelles dans le Bas Montreuil (à gauche) et des immeubles canuts dans les Pentes (à droite)
Figure 2-5 : Des maisons individuelles dans le Bas Montreuil (à gauche) et des immeubles canuts dans les Pentes (à droite)

Notes
120.

Le prix des terrains joue bien sûr également un rôle important, comme dans toute la banlieue : Kerber (1980) note qu’en 1865 un industriel devait payer 5 francs le mètre carré dans le Bas Montreuil contre 56 francs à la Roquette ou à Charonne ou 256 francs dans les 3e et 4e arrondissements de Paris.

121.

Et donc du quartier d’Aligre qui le longe.

122.

Zone non aedificandi : zone de servitude militaire qui entourait les fortifications construites sous la monarchie de Juillet autour de Paris et où les constructions étaient interdites ; cette bande de terre de 250 mètres de large couvrait l’actuel périphérique et une petite partie du quartier. Les fortifications furent démolies progressivement à partir de 1919.

123.

Notamment des établissements pouvant porter préjudice aux tiers « par incendie, par explosion, par émissions de fumées ou de vapeurs malsaines », chassées de Paris par la réglementation de 1810 portant sur les établissements « insalubres, incommodes ou dangereux ».

124.

A titre de comparaison, dans les autres secteurs de la ville au moins deux tiers des logements possèdent des WC intérieurs et la moitié ont une baignoire ou une douche.

125.

Dans les deux quartiers, plus de la moitié des actifs sont des ouvriers.

126.

En ramenant le cinéma Méliès sur la place de la Mairie, en y construisant un théâtre municipal ainsi qu’un autre centre commercial, la mairie a cependant montré sa volonté de renforcer l’attractivité et la centralité du pôle constitué autour de la mairie.