« Dénatalité, vieillissement considérable de la population et presque anormal par rapport aux moyennes nationales, tels sont les premiers caractères qu’on peut noter », relevait Pierre Mayol lors de sa première enquête en 1975 (Mayol, 1994, p. 61). De la Première guerre mondiale aux années 1970, les Pentes de la Croix-Rousse ont en effet connu un déclin démographique et économique continu. Vers 1900, les Pentes128 abritaient une population de près de 62 000 personnes et constituaient un des quartiers les plus dense d’Europe ; en 1962, elles comptent environ 47 000 habitants ; en 1975 ce chiffre tombe à 31 200 habitants, et à 25 600 en 1982. En même temps qu’il se vide, le quartier connaît un processus continu de vieillissement de son bâti comme de sa population. Les logements étant fréquemment soumis à la loi de 1948 et loués à des tarifs modiques, leurs propriétaires n’ont pas les moyens d’en assurer la restauration ni même d’en empêcher la dégradation. Quant aux habitants, en 1975 un sur quatre est âgé de plus de 65 ans. Ce vieillissement est aussi un obstacle à la restauration des logements, car leurs occupants âgés ne veulent pas partir mais ne peuvent faire face à la réévaluation des loyers que provoquerait la restauration. La structure de ces logements anciens (peu de pièces, absence de confort) pousse les jeunes couples croix-roussiens avec enfants à émigrer pour chercher ailleurs des logements plus spacieux et plus confortables. En 1968, moins de 30 % des logements du 1er arrondissement avaient une baignoire ou une douche, et moins de 50 % avaient des WC intérieurs (près de 95 % des logements datent alors d’avant 1914)129.
Nous avons vu le rôle important de ce stock de logements et de locaux vacants et très peu chers dans le début du renouveau démographique des Pentes au cours des années 1970 : ils permettent l’arrivée d’abord d’immigrés130 puis des étudiants, des militants et des jeunes actifs rencontrés par Jacques Bonniel et Bernard Bensoussan (1979 ; 1982). Dès 1982, 73 % des logements du premier arrondissement sont dotés d’une baignoire ou d’une douche, en raison de ces arrivées de populations nouvelles. C’est le cas de 95% des logements en 1999. La crise démographique très importante traversée par le quartier au cours des années 1960 et 1970, pendant lesquelles la diminution du nombre d’habitants était presque deux fois plus rapide que dans l’ensemble de la ville, a effectivement pris fin au cours des années 1980. La population se stabilise alors autour de 26 000 habitants jusqu’au début des années 2000, où elle croît rapidement, comme dans l’ensemble de Lyon.
1968 à 1975 | 1975 à 1982 | 1982 à 1990 | 1990 à 1999 | 1999 à 2006 | |
Lyon 1er | -3,9 | -2,8 | +0,5 | +0,1 | +0,7 |
Ensemble de Lyon | -2,1 | -1,4 | +0,1 | + 0,8 | +0,8 |
Sources : Insee, Recensements de la population 1968, 1975, 1982, 1990 (dénombrements), 1999 et 2006 (exploitation principale)
Cette reprise démographique du milieu des années 1980 s’accompagne d’un renouvellement accru de la population, un peu supérieur à celui de l’ensemble de la ville, qui s’accélère dans les années 1990 et 2000.
1975 | 1982 | 1990 | 1999 | 2006** | |
Lyon 1er | 29,7 | 32,2 | 32,8 | 40,2 | 31,3 |
Ensemble de Lyon | 34,6 | 33,0 | 31,2 | 37,8 | 28,4 |
Source : Insee, recensements généraux de la population 1975 (dépouillement exhaustif), 1982 (sondage au quart), 1990, 1999, 2006 (exploitation principale)
*Les migrants externes du premier arrondissement sont les habitants qui au recensement précédent n’habitaient pas dans l’arrondissement ; les migrants externes pour Lyon sont les habitants qui au recensement précédent n’habitaient pas à Lyon.
** Le changement de mode de recensement rend délicate la comparaison avec les périodes précédentes : le recensement « de 2006 » étant effectué tous les ans par sondage, il s’agit en fait de la part des habitants sondés qui résidaient dans une autre commune 5 ans auparavant (et non de la part des habitants de 2006 qui résidaient dans une autre commune en 1999).
Ce renouvellement démographique, somme toute assez semblable à celui de l’ensemble de la ville, s’est accompagné d’un rajeunissement beaucoup plus rapide de sa population. La diminution du poids des personnes âgées de 60 ans et plus et la hausse de celle des jeunes adultes de 15 à 29 ans sont des tendances communes à l’ensemble de Lyon, mais elles sont nettement accentuées dans le premier arrondissement (cf. graphique 2-1). Les personnes âgées de 60 ans et plus représentent en 1975 plus du quart des habitants du premier arrondissement (26 %) contre un peu plus du cinquième dans l’ensemble de la ville (22 %) ; en 2006, ils ne forment plus que 15 % de la population du premier mais représentent encore 19 % de l’ensemble des Lyonnais. En ce qui concerne les « jeunes », en 1975 la part des 15-29 ans est plus faible dans le premier arrondissement (24 %) que dans l’ensemble de la ville (26 %) ; en 2006, elle y est supérieure (33 % contre 29 %). Ce rajeunissement est clairement dû à un afflux de jeunes venant d’autres horizons plutôt qu’à la sédentarité des enfants croix-roussiens. La structure par âges des nouveaux habitants est frappante : dans les années 1980 comme dans les années 1990, près de la moitié d’entre eux sont âgés de 15 à 29 ans (47 % dans les années 1980, 45 % dans les années 1990). Notons qu’entre 1975 et 1990, les 30-44 ans croissent aussi vite que les 15-29 ans ; le quartier semble ne s’être « spécialisé » dans l’accueil des 15-29 ans qu’au cours des années 1990. Dans le même temps, la part des enfants, qui avait légèrement crû dans les années 1980, a de nouveau (légèrement) diminué. Cette relative stabilité du poids des enfants est l’autre élément remarquable dans ce graphique 2-1. La gentrification des Pentes n’est pas le fait de jeunes familles, contrairement, nous allons le voir, à celle du Bas Montreuil. En 2006, 53 % des ménages des Pentes sont des ménages d’une personne ; moins d’un ménage sur quatre comporte un ou des enfants (22 %) (et dans la moitié des cas il n’y en a qu’un) ; enfin, la part des couples, avec ou sans enfants, y est la plus faible de Lyon.
Source : Insee, recensements généraux de la population 1975 (dépouillement exhaustif), 1982 (sondage au quart), 1990, 1999, 2006 (exploitation principale)
La structure de la population s’est largement transformée entre le début des années 1980 et la fin des années 1990 : croissance importante de la part des actifs, des élèves et des étudiants ; forte baisse de la part des inactifs et, dans une moindre mesure, des retraités (tableau 2-4).
1982 | 1999 | |
Actifs | 48,0% | 57,5% |
Retraités | 18,4% | 15,4% |
Chômeurs n'ayant jamais travaillé | 0,6% | 0,8% |
Militaires du contingent | 0,4% | 0,1% |
Elèves et étudiants | 8,1% | 18,3% |
Autres inactifs | 24,6% | 7,9% |
TOTAL | 100 % | 100 % |
Source : Insee, recensement général de la population 1982 (sondage au quart) et 1999 (exploitation complémentaire)
La croissance de la part des étudiants, qui est commune à l’ensemble de la ville, se concentre dans les Pentes mais aussi dans d’autres secteurs, comme les 2e et 7e arrondissements, où elle fut encore plus rapide au cours des dernières années. Ainsi, en 2006, les étudiants ne sont pas plus fréquents dans les Pentes que dans l’ensemble de Lyon (ils représentent 17 % des 15-64 ans dans les Pentes et 18 % en moyenne à Lyon). En revanche la part des diplômés du supérieur s’accroît nettement plus vite que dans l’ensemble de la ville et la part des moins diplômés, qui était plus importante, encore en 1982, que celles des plus diplômés, y diminue également plus rapidement.
Source : Insee, recensements généraux de la population 1982 (sondage au quart), 1990, 1999 (exploitation complémentaire), 2006 (exploitation principale)
Ce sont vraiment les plus diplômés qui tirent la croissance de la part des diplômés du supérieur dans le premier arrondissement : la part des diplômés de niveau Bac + 2 passe de 7 % à 15 %, tandis que celle des diplômés de niveau supérieur à Bac + 2 passe de 7 % à 37 % sur la même période (1982-2006)131. Cette croissance de la part des diplômés de niveau supérieur à Bac + 2, si elle est partagée par l’ensemble des arrondissements lyonnais, est particulièrement rapide dans le 1er arrondissement (elle est de 7 % à 26 % dans l’ensemble de Lyon). Entre 1999 et 2006, le premier arrondissement apparaît même comme le secteur (arrondissement ou commune) où cette croissance est de loin la plus rapide dans l’ensemble de l’agglomération (Grand Lyon) : + 10 points de pourcentage en 7 ans (la baisse de la part des sans diplôme étant également l’une des plus fortes de l’agglomération).
Le graphique 2-3 montre que du point de vue de la structure socioprofessionnelle, la gentrification des Pentes ne devient visible dans les statistiques qu’à partir de la deuxième moitié des années 1970. Entre 1968 et 1975, la part des classes populaires continue à croître tandis que les classes moyennes et supérieures sont stables : la part des ouvriers parmi les actifs est presque stable tandis qu’elle a commencé à décliner rapidement ailleurs dans Lyon ; la part des employés est en augmentation ; la croissance des cadres n’est pas plus rapide que dans le reste de la ville et celle des professions intermédiaires y est plus lente132. Le recensement de 1975 constitue donc bien un tournant, à partir duquel la part des ouvriers chute extrêmement vite et la part des cadres et des professions intermédiaires croît beaucoup plus rapidement que dans le reste de la ville. La part des ouvriers parmi les actifs passe de 40 % en 1975 à 19 % en 1990 (dans l’ensemble de la ville, elle passe de 34 % à 21 %) ; la part des cadres supérieurs passe de 7 % à 23 % dans le même temps, celle des professions intermédiaires de 13 % à 27 %. La croissance des cadres est particulièrement rapide dans les années 1980 (+ 11 points de pourcentage en 8 ans, + 7 points dans l’ensemble de Lyon). Ces tendances se poursuivent légèrement moins vite – mais toujours plus rapidement que dans l’ensemble de la ville – au cours des années 1990. A partir de 1999, le rythme des transformations de l’ensemble de la ville rejoint celui qui prévaut dans le premier arrondissement.
Source : Insee, recensements généraux de la population 1968, 1975 (dépouillement exhaustif), 1982 (sondage au quart), 1990, 1999, 2006 (exploitation complémentaire)
Le tableau 2-5 récapitule les transformations de la structure des actifs dans le premier arrondissement et dans l’ensemble de Lyon. Si l’élévation des statuts socioprofessionnels est générale, elle est particulièrement exacerbée dans le premier arrondissement.
artisans, commerçants, chefs d'entreprise | cadres, professions intellectuelles supérieures | professions intermédiaires | employés |
ouvriers |
||
1erarr | 1975 | 9% | 7% | 13% | 31% | 40% |
1990 | 7% | 23% | 27% | 25% | 19% | |
2006 | 4% | 36% | 29% | 20% | 10% | |
Lyon | 1975 | 8% | 11% | 17% | 30% | 34% |
1990 | 7% | 20% | 25% | 28% | 21% | |
2006 | 4% | 26% | 29% | 27% | 13% |
Source : Insee, recensements généraux de la population 1975 (dépouillement exhaustif), 1990 et 2006 (exploitation complémentaire)
La gentrification n’a pas touché les Pentes de façon uniforme (cf. carte 2-7). Elle semble s’être diffusée au fil des années 1990 et 2000 d’Est en Ouest, tout en concernant toujours davantage le cœur des Pentes, c'est-à-dire le secteur du Jardin des Plantes (Iris Trois-Gaules, en rouge foncé sur la troisième carte), où aujourd'hui le ratio entre cadres, professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires d’une part, employés et ouvriers de l’autre, est maximal (3,7). Cette diffusion a été un peu plus lente dans le bas des Pentes, où le parc de logements était plus fortement dégradé, et surtout dans les deux Iris où la part de logements sociaux est la plus importante : l’Iris Grande Côte - Bon Pasteur, en haut des Pentes, autour du Jardin de la Grande Côte (cf. annexe 1 pour le nom des Iris), où environ 20 % de la population vit en HLM, et l’Iris Giraud - Saint-Vincent, le long de la Saône, tout à l’Ouest, où cette part est supérieure à 30 %.
Source : Insee, Recensement général de la population 1990, 1999 et 2006, exploitation complémentaire
Si l’on observe uniquement le groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures, entre 1990 et 1999 il croît en effectifs comme en poids surtout dans le centre, l’Est et le haut des Pentes (hormis le secteur Grande Côte - Bon Pasteur) ; entre 1999 et 2006, il continue sa croissance dans le haut des Pentes mais, en parallèle, un important rattrapage s’opère dans les Iris du bas des Pentes (où les taux de croissance en effectifs sont supérieurs à + 55 % en sept ans) et en particulier aux alentours de la place Sathonay située au Sud-Ouest du quartier (Iris Mairie Martinière et Annonciade-Saint-Benoît – voir la carte en annexe 1 pour les noms des Iris). Aujourd'hui, du point de vue de la structure socioprofessionnelle, la part des cadres varie entre 35 et 42 % des actifs occupés sauf dans deux Iris, l’un où elle atteint 50 % (Mairie Martinière), l’autre où elle n’est « que » de 32 % (Grande Côte Bon Pasteur) ; la part des professions intermédiaires oscille entre 29 et 33 % dans tous les Iris sauf un (Giraud Saint-Vincent, qui longe la Saône à l’Ouest) où elle est de 19 %. De façon générale, hormis ce dernier Iris, les disparités au sein du quartier ne sont pas très importantes en termes de PCS : les groupes 3 et 4 occupent de 63 à 76 % des actifs dans tous les Iris, un poids nettement plus important, on va le voir, que dans le Bas Montreuil.
Dans cette section, nous travaillerons en général à l’échelle de l’arrondissement entier afin de rendre possible les comparaisons entre les résultats des recensements de 1968 à 2006. En 2006, la population des Pentes représente 86 % de la population totale de l’arrondissement (cf. annexe 2-1).
Dans l’ensemble de Lyon, 50% des logements possédaient une baignoire ou une douche et 70% avaient des WC intérieurs.
En 1975, les Pentes comptent 17,7% d’étrangers, pour moitié maghrébins.
Rappelons que la part des diplômés d’un niveau supérieur à Bac + 2 en France est de 11,6 % en 2006, et de 11,9 % en Rhône-Alpes.
Toutefois Bernard Bensoussan et Jacques Bonniel (1979) soulignent les limites des statistiques de ces deux années « en raison de la nature même d’une partie des populations étudiées » (p.106) : la moitié des 2000 logements répertoriés comme vacants lors du recensement seraient en fait occupés, squattés ; en comptant en moyenne deux personnes par logement, 2000 personnes auraient ainsi échappé aux agents recenseurs, soit presque 10% de la population de l’arrondissement.