2.2.2 Précarité des emplois et croissance des inégalités

Dans la typologie socioprofessionnelle des Iris d’Ile-de-France élaborée par Edmond Préteceille à partir des données de 1999 (Préteceille, 2003), neuf des onze Iris du Bas Montreuil relèvent du type « MAC » évoqué au chapitre précédent146. Ce type représente à lui seul à la fois un sous-groupe et un type, unique dans son genre : il « a un profil particulier, puisqu’il compte à la fois une nette surreprésentation des ouvriers non qualifiés de type artisanal, des chômeurs ouvriers, des CDD ouvriers, des personnels de service, des chômeurs employés (…) mais aussi une forte surreprésentation des professions de l’information, des arts et du spectacle, une surreprésentation des professions intermédiaires indépendantes, et enfin une surreprésentation de toutes les catégories de précaires (sauf les apprentis) et de toutes les catégories de chômeurs » (Préteceille, 2003, p.36). En outre, ce type est l’un de ceux où la densité d’étrangers est la plus élevée et l’un de ceux où l’on trouve la plus forte densités de résidents logés à l’hôtel, en foyer, dans des logements provisoires ou pièces indépendantes.

En effet, les actifs du Bas Montreuil présentent quelques spécificités que révèle l’étude des statuts d’emploi et des PCS détaillées. Tout d’abord, le taux de chômage en 2006 est de 17 % dans le Bas Montreuil (18 % pour l’ensemble de la ville), un taux très élevé comparé à celui de l’Ile-de-France (11 %) et plus élevé que dans les Pentes (14 %). Ensuite, les actifs occupés du Bas Montreuil sont moins souvent des salariés que dans le reste de la ville ; la différence est due aux 8 % d’indépendants que compte le quartier, contre 5 % dans le reste de Montreuil (cette part est toutefois inférieure à celle mesurée dans les Pentes). Enfin les salariés eux-mêmes ont moins souvent des contrats stables que ceux du reste de la ville (72 % des actifs occupés sont fonctionnaires ou en CDI contre 77 % dans le reste de la ville). Les bas-montreuillois occupés, bien que globalement plus qualifiés, semblent donc un peu plus soumis à des incertitudes ou à des aléas dans leur emploi. Les deux cartes suivantes (cartes 2-12 et 2-13) montrent, comme dans le cas de Lyon, une concentration des salariés les plus qualifiés et des salariés les plus précaires dans les mêmes espaces de la ville.

Carte 2-12 : Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs occupés, Montreuil, 2006
Carte 2-12 : Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs occupés, Montreuil, 2006
Carte 2-13 : Part des salariés en emploi précaire parmi les actifs occupés, Montreuil, 2006
Carte 2-13 : Part des salariés en emploi précaire parmi les actifs occupés, Montreuil, 2006

Source : Insee, Recensement de la population 2006 (exploitation complémentaire)

Ce constat s’explique sans doute, d’une part, par le fait que les actifs les moins qualifiés des HLM (cf. par exemple la forte concentration de stables dans le quartier la Noue, au Nord du Bas Montreuil) et du parc ancien pas encore rénové (comme dans le Bas Montreuil) n’ont probablement pas exactement les mêmes statuts d’emploi. D’autre part, le Bas Montreuil ne présente pas le profil socioprofessionnel observé dans les quartiers bourgeois traditionnels, mais il ne présente pas non plus le même profil que le reste de la ville. De fait, en 1999, outre les employés et professions intermédiaires des entreprises qui sont, comme dans le reste de la ville, les actifs occupés les plus nombreux, deux catégories sont particulièrement représentées dans le Bas Montreuil : les professions de l’information, des arts et des spectacles et les personnels des services directs aux particuliers (cf. graphique 2-10). L’importance des personnels des services aux particuliers peut sans doute être reliée à l’importante population étrangère du Bas Montreuil (22,1 % des individus, 18,7 % en moyenne dans la ville). Du côté des cadres et professions intellectuelles supérieures, si toutes les catégories sont sur-représentées dans le Bas Montreuil par rapport à l’ensemble de la ville, l’écart maximal concerne, comme dans les Pentes, les professionnels de l’information, des arts et des spectacles, dont la part est plus de deux fois plus importante. C’est la catégorie du groupe des cadres qui est la plus représentée, et la cinquième catégorie la plus nombreuse dans le Bas Montreuil. La part des professions libérales est elle aussi près de deux fois plus importante dans le Bas Montreuil, même si elle concerne des effectifs beaucoup plus réduits. En outre, dans le Bas Montreuil, la catégorie des professions intermédiaires administratives et commerciales comporte une part non négligeable d’indépendants de niveau intermédiaire, comme l’a souligné Edmond Préteceille. Nous avons en effet rencontré dans le quartier un grand nombre de ces professionnels free lance, graphistes ou maquettistes par exemple, classées par l’Insee dans cette catégorie socioprofessionnelle. Il s’agit souvent de femmes ayant trouvé dans le statut d’indépendant un moyen de travailler à domicile et de concilier activité professionnelle et vie familiale, comme nous le verrons. Ces non-salariés, qui représentent 11,5 % des actifs occupés en 2006 et entre 14 et 19 % dans plusieurs Iris, ne sont pas assimilables aux seules professions libérales.

Plus encore que dans les Pentes, la précarité de l’emploi et les salaires médiocres dans le Bas Montreuil sont à relier non seulement aux emplois spécifiques des actifs plus qualifiés, mais surtout à ceux des actifs les moins qualifiés. En effet, contrairement aux Pentes, le Bas Montreuil demeure, comme l’ensemble de Montreuil, avant tout populaire en 1999 (33 % d’employés et 23 % d’ouvriers).

Graphique 2-10 : Actifs occupés selon les catégories socioprofessionnelles détaillées,
Graphique 2-10 : Actifs occupés selon les catégories socioprofessionnelles détaillées, Bas Montreuil et ensemble de Montreuil, 1999

Source : Insee, Recensement de la population 1999 (exploitation complémentaire)

Si la gentrification est souvent vite assimilée à une arrivée de riches dans un quartier de pauvres, ici il est clair que cet afflux d’actifs qualifiés n’est pas suffisant pour tirer significativement les revenus moyens et médians vers le haut. Le Bas Montreuil n’apparaît pas clairement comme le quartier le plus aisé de la ville et les contrastes sont importants, au sein même du quartier, entre les Iris situés aux portes de Paris ou le long de la rue de Paris d’un part, et ceux jouxtant Vincennes d’autre part (carte 2-14).

Carte 2-14 : Revenus médians des ménages fiscaux
Carte 2-14 : Revenus médians des ménages fiscaux par unité de consommation, Montreuil, 2005

Source : Insee-DGI 2005

Les revenus médians (revenus déclarés, avant impôts et prestations sociales) sont au demeurant plutôt faibles comparés à ceux de la région (près de 20 000 € par an et par U.C.) ou même de la France entière (16 910 €) : aucun des Iris de la ville n’a un revenu médian supérieur à la médiane régionale et seuls quelques Iris (la plupart hors du Bas Montreuil) se situent dans la tranche 16 000 – 20 000 €. Les revenus médians sont donc généralement inférieurs à ceux observés dans les Pentes.

En effet, dans le Bas Montreuil, la présence de ces catégories populaires ne semble pas être une simple survivance d’un passé antérieur à la période de gentrification ; d’autres tendances se sont manifestées en même temps. Ainsi, si les revenus médians des Iris du quartier restent modérés, c’est en raison de la coexistence de deux tendances opposées : c’est dans le Bas Montreuil que l’on trouve les Iris où les hauts revenus ont le plus augmenté sur la période 2002-2005147 (ils couvrent les abords de la rue de Paris et de la place de la République, et dans une moindre mesure les abords du parc des Guilands et de Vincennes) ; mais les bas revenus y ont en même temps plutôt moins progressé qu’ailleurs. Ils restent particulièrement faibles : en 2005, les revenus fiscaux du premier décile restaient inférieurs à 4500 € par an et par unité de consommation148 dans plus de la moitié des Iris du Bas Montreuil (à titre de comparaison, le premier décile est de 6346 € pour la France métropolitaine en 2006149). Au total, les inégalités de revenus se sont creusées dans la majorité des Iris du Bas Montreuil : l’écart inter-quartiles s’est accru dans tous les Iris, le rapport interdéciles a augmenté dans huit des onze Iris. Le secteur est aujourd'hui l’un de ceux où les inégalités sont les plus marquées, dans une ville où elles sont déjà très fortes150.

Carte 2-15 : Rapport inter-déciles des revenus fiscaux par unité de consommation
Carte 2-15 : Rapport inter-déciles des revenus fiscaux par unité de consommation au sein des Iris en 2005, Montreuil

Source : Insee-DGI 2005

Le quartier est ainsi davantage caractérisé par ses inégalités croissantes de revenus que par une élévation globale du niveau de richesse des ménages. Les populations pauvres et fragiles sont aussi importantes dans le Bas Montreuil que dans les quartiers populaires du Nord et de l’Est de la commune151 ; en même temps, la part des plus riches et leur niveau de revenus tend à augmenter, sans que ce dernier soit très élevé152. La gentrification n’est donc pas la seule tendance à l’œuvre dans le Bas Montreuil.

La composition des nouveaux habitants (migrants externes) recensés en 1990 et en 1999 confirme la coexistence de diverses logiques de peuplement, non réductibles à la gentrification. La part importante et croissante des étrangers parmi les migrants (18 % en 1990, 25 % en 1999) en est un indicateur. Les proportions également importantes des locataires (75 % aux deux dates) et de ceux qui s’installent dans un logement construit après 1948 (55 % en 1990, 39 % en 1999) vont dans le même sens. En termes de professions, les néo-montreuillois actifs qui s’installent dans le Bas Montreuil entre 1982 et 1990 sont certes, en comparaison de ceux qui s’installent dans les autres quartiers de la ville, trois fois plus souvent chefs d’entreprise, deux fois plus souvent professions libérales, presque deux fois plus souvent cadres de la fonction publique, professeurs et professions scientifiques ou instituteurs. Toutefois plus de la moitié de ces nouveaux venus appartiennent aux classes populaires (33 % sont employés et 18 % sont ouvriers). Au cours des années 1990, les classes populaires forment encore la moitié des nouveaux résidents (29 % d’employés et 19 % d’ouvriers). Enfin la part des non diplômés parmi les migrants ne diminue pas d’une période à l’autre ; elle est même en légère augmentation (de 17,8 % à 18,6 %) alors que leur poids diminue partout (la baisse moyenne de la part des non diplômés est de - 32 % en Ile-de-France).

Tandis qu’une grande partie des nouveaux habitants contribue à élever les niveaux de diplôme, d’emploi et de revenus, le quartier reste donc une zone d’accueil pour un flux non négligeable d’habitants non diplômés, occupant des emplois faiblement qualifiés et peu rémunérateurs. La persistance d’un grand nombre de logements insalubres, qui constituent au moins jusqu’au début des années 2000 un parc social de fait, continue à attirer les familles les plus démunies. Par ailleurs, un nombre important de logements sociaux ont été construits dans le quartier au cours des années 1980 et 1990 (480 entre 1982 et 1990 et 360 entre 1990 et 1999). Ces logements, bâtis au Sud de la rue de Paris et près de la Porte de Montreuil, ont attiré une population de classes populaires stables et de classes moyennes un peu différentes des gentrifieurs. La diversité du parc de logements contribue donc à la diversité des tendances de peuplement à l’œuvre dans le quartier.

Sur ce point, le Bas Montreuil et les Pentes de la Croix-Rousse diffèrent. Dans le quartier lyonnais, le parc de logements est beaucoup plus homogène : le parc social est faible (moins de 13 % des résidences principales, contre 22 % dans le Bas Montreuil) ; les immeubles sont, on l’a vu, à 85 % anciens ; les logements, au sein de ces immeubles, sont plutôt homogènes (ils sont par exemple moins divers et moins hiérarchisés que dans les immeubles anciens des quartiers bourgeois, en particulier dans le haut des Pentes, où ils étaient dédiés uniquement au travail des canuts). A cette homogénéité du parc de logements, semble répondre celle des flux de nouveaux habitants des années 1980 et 1990 (migrants externes), qui diffèrent de ceux observés dans le Bas Montreuil : les étrangers y sont rares et en baisse (11 % des migrants externes recensés en 1990, 7 % en 1999), de même que les non diplômés (13 % en 1990, 7 % en 1999) ; en tout, moins du quart des nouveaux habitants arrivés dans les années 1990 n’a pas le bac, et moins du tiers sont employés ou ouvriers.

Notes
146.

A l’exception des Iris 0201 et 0204 qui relèvent du type « MEP », le type des « espaces moyens des catégories moyennes, employés, ouvriers et précaires, ». C’est « le type qui a le profil le plus moyen, le plus conforme à l'idée de mixité sociale complète: très peu de catégories s'écartent sensiblement de la moyenne. Les catégories supérieures sont modérément sous-représentées, toutes les autres grandes catégories sont modérément surreprésentées, y compris les précaires et les chômeurs. » (Préteceille, 2003, p.34) ; cf. chapitre 1, point 2.1.

147.

La période 2002-2005 est certes courte, mais les revenus fiscaux ne sont pas disponible à l’échelle infra-communale avant 2002. Ces trois années montrent néanmoins des évolutions prononcées ; elles correspondent en outre à la fois à la période d’envolée rapide des prix de l’immobilier et aux trois années précédant notre enquête.

148.

Il s’agit là, comme dans les Pentes, des revenus fiscaux des ménages, c'est-à-dire des revenus avant imposition et redistribution ; ils ne mesurent donc pas des niveaux de vie, mais ce sont les seuls accessibles à l’échelle infracommunale et ils permettent des comparaisons.

149.

Source : Insee-DGI

150.

Dans l’ensemble de Montreuil les inégalités de revenus sont bien supérieures à la moyenne française (5,4 en 2006) : il est compris entre 7 et 9 dans la majorité des Iris montreuillois (source : Insee-DGI).

151.

Quatre des onze IRIS du quartier présentent en 2002 un « risque d’exclusion » selon l’indice de la DIV, qui prend en compte le revenu fiscal médian par unité de consommation par rapport à celui de l’unité urbaine dans lequel s’inscrit l’iris, le taux de chômage, le taux de non diplômés parmi les plus de 15 ans, et la part des moins de 25 ans dans la population (source : Brion, 2007).

152.

Dans plus de la moitié des IRIS du quartier, le 9e décile ne dépasse pas le 9e décile de la France entière, qui est de 34367 € par an et par unité de consommation.