2.3 Des conditions d’« appropriabilité » différentes

La gentrification apparaît aujourd'hui bien plus « avancée » sur les Pentes de la Croix-Rousse que dans le Bas Montreuil. Sur les Pentes, les titulaires d’un diplôme au moins équivalent au bac sont deux fois plus nombreux que ceux qui n’ont aucun diplôme ou ont un diplôme inférieur au bac, tandis que ces deux populations sont aussi nombreuses dans le Bas Montreuil. Les cadres sont aujourd'hui près de 3,5 fois plus nombreux que les ouvriers dans le quartier lyonnais, tandis que ce ratio est de 1,4 dans le Bas Montreuil (cf. graphique 2-11 ci-dessous). Dans le Bas Montreuil, les ouvriers étaient encore plus nombreux que les cadres en 1999 ; dans les Pentes, ce n’est plus le cas depuis la fin des années 1980. Le Bas Montreuil reste aujourd'hui nettement plus populaire (employés et ouvriers y représentent encore 43 % des actifs, contre 30 % dans les Pentes en 2006), plus mélangé du point de vue des origines (le quartier compte 20 % d’étrangers et 25 % d’immigrés, contre respectivement 10 % et 11 % dans les Pentes) et les revenus y sont moins élevés (en 2005, les revenus annuels moyens par Iris avant redistribution vont de 14 800 à 23 400 euros par unité de consommation dans le Bas Montreuil, de 17 000 à 26 600 euros dans les Pentes). Néanmoins dans les deux villes ces revenus sont très moyens et plus du tiers des ménages sont non imposables. Finalement, selon le seul critère du ratio cadres / ouvriers, l’ensemble de la ville de Lyon apparaît comme plus « gentrifiée » que le quartier du Bas Montreuil ; mais la gentrification d’un quartier est relative à son environnement, et à l’égard du reste de Montreuil, le Bas Montreuil apparaît bien avoir connu depuis les années 1980 une gentrification.

Graphique 2-11 : Evolution comparée du ratio entre nombre de cadres et professions intellectuelles supérieures et nombre d’ouvriers, Bas Montreuil et Lyon 1
Graphique 2-11 : Evolution comparée du ratio entre nombre de cadres et professions intellectuelles supérieures et nombre d’ouvriers, Bas Montreuil et Lyon 1er, 1968-2006*

Source : Insee, Recensements généraux de la population 1968, 1975 (dépouillement exhaustif), 1990, 1999, 2006 (exploitation complémentaire). *Données non disponibles pour le Bas Montreuil pour 1968 et 1982 en raison des changements de découpage du quartier (cf. annexe 2)

Graphique 2-12 : Evolution comparée de la part des ouvriers et employés et de la part des professions intermédiaires, cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS et PI) parmi les actifs,
Graphique 2-12 : Evolution comparée de la part des ouvriers et employés et de la part des professions intermédiaires, cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS et PI) parmi les actifs, Bas Montreuil et Lyon 1er, 1968-2006*

Source : Insee, Recensements généraux de la population 1968, 1975 (dépouillement exhaustif), 1990, 1999, 2006 (exploitation complémentaire). *Données non disponibles pour le Bas Montreuil pour 1968 et 1982 en raison des changements de découpage du quartier (cf. annexe 2)

Les statistiques permettent de nuancer l’idée selon laquelle la gentrification aurait commencé plus tardivement dans le Bas Montreuil et s’y serait ensuite déroulée de la même façon qu’à la Croix-Rousse. Le graphique 2-12 montre plutôt que le remplacement des classes populaires par des classes moyennes et supérieures d’actifs s’est opéré extrêmement rapidement entre 1975 et 1990 dans les Pentes et un peu moins vite dans le Bas Montreuil. Depuis 1990, les deux quartiers connaissent un rythme d’évolution similaire. Les deux quartiers ne présentaient sans doute pas les mêmes conditions d’« appropriabilité », pour reprendre le terme que nous avons proposé au premier chapitre. Comme nous l’avons souligné, le déclin démographique et la vacance des logements sont extrêmement marqués dans les Pentes au début des années 1970. Plusieurs enquêtés arrivés à cette époque racontent s’être installés dans des immeubles à moitié vides. Des maisons individuelles, aujourd'hui extrêmement prisées, sont restées à l’abandon pendant des années. En outre, les habitants des Pentes ne formaient plus depuis longtemps une classe ouvrière mobilisée. Comme on l’a vu, les activités de tissage avaient disparu au lendemain de la Seconde guerre mondiale. La population des années 1970 est composée à plus du quart de personnes âgées et pour près de 20 % d’étrangers, notamment de travailleurs logés dans les garnis des abords de la Grande Côte. Dans ces conditions, des jeunes diplômés, même peu fortunés, peuvent assez aisément s’imposer et « donner le ton » (Chamboredon, Lemaire, 1970).

La gentrification du Bas Montreuil commence de façon analogue dans un quartier en proie à la crise de l’artisanat et de la petite industrie et au déclin démographique. Mais la crise y est beaucoup plus récente : des activités industrielles s’installent encore dans le quartier au cours des années 1960 et même 1970 (Huguet et al., 1982). La « disponibilité » physique et symbolique n’advient que bien après le déclin de la Croix-Rousse. La barrière du périphérique joue en outre un rôle de frein sans doute important. Nous reviendrons sur ces questions. Nous pouvons en tous cas noter, comme le remarquait déjà Jean-Samuel Bordreuil, que la gentrification se produit moins dans des quartiers populaires que dans des quartiers anciennement populaires, qui se présentent plutôt comme relativement vacants. On peut en outre faire l’hypothèse que la gentrification est d’autant plus aisée que la distance sociale et culturelle avec les habitants restants est importante (les étrangers représentent 18 % des habitants des Pentes en 1975, comme dans le Bas Montreuil quinze ans plus tard).

Outre ces conditions socio-économiques d’émergence de la gentrification, les pages qui précèdent suggèrent que la vitesse de diffusion du phénomène est fortement liée à la structure du parc de logements et à l’action des pouvoirs publics sur ce parc. Dans les Pentes de la Croix-Rousse, plusieurs OPAH (Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat) ont été mises en place dès la fin des années 1970. Deux informateurs travaillant à la SERL (Société d’Equipement du Rhône et de Lyon, société d’économie mixte en charge des OPAH dans les Pentes) expliquent que le parc de logements était dans un tel état à la fin des années 1970 que l’objectif était bien de « remettre ces logements sur le marché immobilier » en contribuant à leur revalorisation. Ces OPAH s’inscrivent également dans le contexte politique décrit par Jean-Yves Authier (1993), celui du « surgissement, au tournant des années quatre-vingt, d’une nouvelle politique urbaine lyonnaise, dont les composantes principales ne sont plus comme sous le « règne » de Louis Pradel (maire de Lyon de 1957 à 1976) les grands travaux, la quantité, le béton et la rénovation, mais plutôt « la reconquête du centre », « l’amélioration de la qualité de la vie au ‘cœur’ de la ville », la réhabilitation » (Authier, 1993, p. 102). Les réclamations des premiers gentrifieurs et plus généralement la montée en puissance des « nouvelles classes moyennes » sont une des causes de ce revirement. Toutefois, l’objectif des pouvoirs publics est plus de revaloriser le parc immobilier que de garantir le maintien sur place des anciens habitants153 (cf. Authier, 1993, chapitre 6). Par ailleurs, la construction neuve de logements sociaux était très difficile dans un quartier densément bâti et, depuis 1994, classé en ZPPAUP.

Les cinq OPAH qui se sont succédées dans les Pentes ont eu des effets importants sur le peuplement, à la fois en raison des limites intrinsèques à cet outil (le conventionnement des loyers non obligatoire et d’une durée limitée à neuf ans154) et en raison du contexte historique : d’une part, les loyers étaient tels avant la réhabilitation que, même conventionnés, les nouveaux loyers étaient nettement plus élevés. Un informateur ayant vécu dans les Pentes depuis les années 1960 indique que sont loyer était progressivement passé de 300 francs par trimestre en 1978 à 2600 francs par trimestre en 1998 ; en 1999, suite à la réhabilitation de son immeuble, ce loyer a doublé, passant à 245 euros par mois. D’autre part, la conjoncture immobilière du début des années 2000 a rendu le conventionnement très peu profitable et de nombreux propriétaires modestes ont préféré revendre leur bien.

Les prix ont beaucoup augmenté dès les années 1980, sans toutefois rattraper ceux des quartiers environnants ; en 1990, ils varient entre 810 euros /m2 et 1230 euros/m2 selon les secteurs, en étant globalement plus élevés à l’Ouest (secteur Normale-Chartreux notamment) qu’à l’Est (secteur Grande Côte notamment) (Bonneval, 2008). Dans les années 1990, où c’est l’atonie qui prévaut dans l’ensemble du marché immobilier, les prix sont relativement stables dans la majeure partie des Pentes, hormis dans le secteur Grande Côte où ils augmentent de 40 %. Au tournant des années 2000, la fin des conventionnements se combine à l’augmentation générale des prix au pour conduire à l’une des plus fortes hausses de Lyon (avec Monplaisir et le Vieux Lyon), si bien que Loïc Bonneval parle de « survalorisation marchande des quartiers gentrifiés » (Bonneval, 2008). La hausse des prix a été facilitée, tout au long de la période, par la forte rotation dans les logements, le premier arrondissement étant l’un de ceux où la part de sédentaires est la plus faible tout au long de la période.

Alors qu’à la Croix-Rousse les pouvoirs publics se sont entièrement concentrés sur la réhabilitation et la remise sur le marché des vieux immeubles insalubres, dans le Bas Montreuil la mairie a poursuivi simultanément des objectifs plus variés : elle a encouragé la réhabilitation du bâti via des OPAH, mais elle a aussi cherché à attirer des activités secondaires puis tertiaires, à bâtir des logements sociaux et à lutter contre la hausse des prix dans l’immobilier, en recourant à d’autres outils comme les ZAC (Zones d’aménagement Concerté) et le droit de préemption. Si les articulations entre OPAH et trajectoires résidentielles des ménages dans les quartiers anciens centraux sont aujourd'hui relativement connues (cf. par exemple Authier, 1993 ; Bidou-Zachariasen, 1996), il nous faudra observer la façon dont ces trajectoires s’articulent, à Montreuil, à des politiques d’aménagement plus diverses, aux objectifs moins clairs, menées sous la bannière de la résistance à la spéculation et à la « résidentialisation » mais aussi sous le mot d’ordre de la mixité sociale (chapitre 5).

Avant cela, il nous faut observer de plus près les habitants qui ont contribué aux processus de gentrification que nous venons de décrire. Dans quelle mesure les transformations des Pentes et du Bas Montreuil sont-elles directement liées à l’afflux de nouveaux habitants ? Quels habitants ces deux quartiers attirent-ils aux différentes périodes ?

Notes
153.

Le recours, pour le bas de la Grande Côte, à la procédure de classement en Périmètre de Restauration Immobilière mise en place dès 1986, illustre bien la priorité de cet objectif. Cette procédure, qui suppose une Déclaration d’Utilité Publique, permet des expropriations et offre des incitations financières plus intéressantes que l’OPAH.

154.

Le dispositif d’OPAH consiste en une aide financière aux particuliers qui entreprennent des travaux de rénovation dans leur logement ; cette aide est majorée si le propriétaire s’engage à louer son bien à un loyer modéré, dit « conventionné », sur une durée de neuf ans. Au terme de ces neuf années, il est libre de disposer de son bien – de le vendre, de l’occuper ou d’augmenter le loyer.