3.1.1 Variation des profils des nouveaux habitants selon les quartiers et selon les époques

Parmi ces vagues de « migrants externes », les poids des différentes tranches d’âge sont assez différents d’un quartier à l’autre et d’une époque à l’autre, hormis pour les personnes âgées de plus de 60 ans dont la part est faible dans les deux quartiers et aux deux époques (5 % en 1990 et 3 % en 1999 dans le Bas Montreuil, 6 % et 5 % dans les Pentes). Les principales différences concernent les parts respectives des jeunes adultes (part des 15-29 ans) et des familles (part des enfants de moins de 15 ans et des adultes de 30 à 39 ans). De façon générale et aux deux périodes, les Pentes attirent beaucoup de jeunes adultes tandis que le Bas Montreuil attire davantage de familles : en 1990, les 15-29 ans représentent près de la moitié (47 %) des migrants des Pentes contre un peu plus d’un tiers dans le Bas Montreuil (35 %) ; en 1999, ils forment encore 45 % des migrants des Pentes et plus que 24 % dans le Bas Montreuil, soit dix points de moins qu’en 1990 (une chute qui concerne autant les 15-24 ans que les 25-29 ans). Les enfants et les adultes de plus de 30 ans sont en revanche nettement plus nombreux parmi les habitants qui s’installent dans le Bas Montreuil. En outre, si la part des enfants est stable dans les deux quartiers d’une date à l’autre, les adultes de 30 à 59 ans sont plus nombreux en 1999 qu’en 1990 (ils passent de 40 à 51 % des migrants).

Tableau 2-10 : Migrants externes selon la classe d’âge, Bas Montreuil et Pentes de la Croix-Rousse, 1990 et 1999 (en %)
    0-14 15-29 30-39 40-59 60 et +
Bas Montreuil 1990 21 35 24 16 5
1999 22 24 31 20 3
 
Pentes 1990 14 47 19 14 6
1999 14 45 23 14 5

Source : Insee, recensements de la population 1990 et 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart

Le profil des nouveaux bas-montreuillois apparaît ainsi comme plus familial et plus avancé dans le cycle de vie que dans les Pentes de la Croix-Rousse, où il s’agit davantage de célibataires ou de jeunes ménages sans enfants (en 1999, dans les Pentes, plus de 70 % des migrants ont entre 15 et 39 ans).

Les habitants qui s’installent dans les Pentes sont également plus massivement diplômés du supérieur que ceux qui s’installent dans le Bas Montreuil, et ce aux deux périodes : dans le Bas Montreuil, les titulaires d’un diplôme du supérieur (bac + 2 ou au-delà) représentent 25 % des migrants externes en 1990 et 35 % en 1999156 ; sur les Pentes, ils en constituent 41 % en 1990 et 52 % en 1999157. De même, les actifs des catégories socioprofessionnelles supérieure et intermédiaire sont plus fréquents parmi les nouveaux habitants des Pentes que du Bas Montreuil. Leur poids a tendance à croître dans les deux quartiers (tableau 2-11).

Tableau 2-11 : Part des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) et des professions intermédiaires parmi les migrants externes, Bas Montreuil et Pentes de la Croix-Rousse, 1990 et 1999 (en %)
    1990 1999
Bas Montreuil CPIS 18 45 23 49
Professions intermédiaires 27 26
Pentes CPIS 27 58 31 63
Professions intermédiaires 31 32

Source : Insee Recensements de la population 1990 et 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart

Ces chiffres nous renseignent toutefois davantage sur l’ampleur et le rythme de la gentrification dans les deux quartiers que sur les profils des gentrifieurs eux-mêmes. Il faut pour cela regarder la composition socioprofessionnelle détaillée des migrants actifs appartenant aux cadres et professions intellectuelles supérieures et aux professions intermédiaires. Sont-ils, comme dans les quartiers gentrifiés des années 1980, membres des professions de l’enseignement, de la culture, de la santé et du travail social ? Sont-ils plutôt, comme le suggèrent les travaux récents sur la gentrification, des cols blancs qualifiés des entreprises des secteurs de pointe ? Voit-on apparaître des profils de « gentrifieurs » différents selon les quartiers ? Leur profil change-t-il d’un recensement à l’autre ? Regardons d’abord l’évolution de ces profils entre 1990 et 1999 dans chaque quartier avant de comparer les quartiers entre eux.

Dans le Bas Montreuil, les habitants de 1990 qui se sont installés après 1982 et qui appartiennent aux catégories supérieures et intermédiaires sont avant tout des cadres et des professions intermédiaires des entreprises, ainsi que des techniciens (CS 37, 38, 46 et 47). Viennent ensuite les professions du public et du parapublic : d’abord les instituteurs et professions intermédiaires de la santé et du travail social (CS 42 et 43), qui sont aussi nombreux que les cadres d’entreprise, puis, un peu moins nombreux, les cadres de la fonction publique, les professeurs et professions scientifiques (CS 33 et 34). Les membres des professions de l’information, des arts et spectacles (CS 35) ne sont pas particulièrement nombreux à s’installer dans le Bas Montreuil à cette période – ils sont notamment plus nombreux à s’installer dans le quartier de la mairie. En comparaison avec les actifs les plus qualifiés qui s’installent dans le reste de la ville, les professions du public et du para-public sont un peu mieux représentées dans le Bas Montreuil et les cadres d’entreprise y sont plus fréquemment des ingénieurs que des cadres commerciaux. Ces écarts sont somme toute assez peu marqués.

Les nouveaux habitants arrivés dans le quartier à partir de 1990 et recensés en 1999 présentent en revanche un profil plus particulier. Ils apparaissent d’abord plus souvent bi-actifs que ceux qui se sont installés ailleurs dans la ville (le taux d’activité est de quatre points plus élevé parmi les migrants du Bas Montreuil). Surtout, une part particulièrement importante d’entre eux est constituée de professionnels de l’information, des arts et des spectacles (CS35) (graphique 2-13) : cette catégorie regroupe plus du tiers des migrants « cadres et professions intellectuelles supérieures » de 1999 (35,1 %). En tout, un nouvel habitant actif sur douze est membre de ces professions en moyenne dans l’ensemble du Bas Montreuil, jusqu’à un sur neuf dans certains Iris. La place des professions du public et du para-public parmi les migrants est en revanche plus faible que parmi les migrants arrivés entre 1982 et 1990 : les instituteurs et les professionnels de la santé et du travail social continuent à représenter comme les cadres d’entreprise un poids non négligeable, mais les cadres du public et les professeurs sont moins nombreux. Les professions intermédiaires des entreprises restent la première catégorie de migrants ici comme dans le reste de la ville. En fait, dans le Bas Montreuil, l’intégralité de la hausse des catégories moyennes et supérieures parmi les migrants entre 1990 et 1999 est due à la croissance du nombre de professionnels de l’information, des arts et des spectacles : toutes les autres CS voient leurs effectifs reculer, tandis que les effectifs de la CS 35 triplent d’une date à l’autre.

Graphique 2-13 : Migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 en 1990 et 1999,
Graphique 2-13 : Migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 en 1990 et 1999, Bas Montreuil (en effectifs)

En 1990, N = 2724. En 1999, N = 2700.
Source : Insee Recensements de la population 1990 et 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart

Le Ministère de la Culture a réalisé plusieurs études sur l’emploi dans les professions culturelles (Patureau, Jauneau, 2004a) et du secteur culturel (Patureau, Jauneau, 2004b) à partir des données du recensement de 1999. Dans ces études, sont considérées comme professions culturelles les architectes, les professions de l’audiovisuel et du spectacle (artistes, cadres et techniciens), les professions des arts plastiques et des métiers d’art (métiers d’arts, photographes, artistes plasticiens, stylistes et décorateurs), les cadres et techniciens de la documentation et de la conservation, les professions littéraires (auteurs, scénaristes, journalistes, cadres de l’édition) et les professeurs d’art158. L’emploi dans les professions culturelles a crû de 19 % entre 1990 et 1999 en France (alors que l’emploi total n’a crû que de 4 %), ce dynamisme étant avant tout le fait de l’audiovisuel et du spectacle vivant. En 1999, près de 400 000 personnes exerçaient l’une de ces professions en France, soit 1,7 % de la population active occupée ; mais ces professions sont particulièrement concentrées en Ile-de-France (notamment les professions de l’audiovisuel et de l’édition), où elles occupent près de 4 % des actifs. La croissance de la part de la CS 35 parmi les migrants surprend moins dans ce contexte. Les professionnels de l’information, des arts et des spectacles sont néanmoins encore deux fois plus fréquents parmi les nouveaux habitants du Bas Montreuil qu’en moyenne en Ile-de-France (et dans le reste de la ville). Il y a donc bien une concentration particulière de ces emplois dans le quartier au cours des années 1990.

Dans les Pentes de la Croix-Rousse, la croissance de la CS 35 parmi les migrants est également forte, même si elle est légèrement moindre : elle fait plus que doubler en valeur absolue. Cette hausse y est moins spectaculaire dans la mesure où toutes les autres catégories supérieures et moyennes voient également leurs effectifs augmenter (graphique 2-14), mais elle est très importante compte tenu de la concentration plus faible de cette catégorie socioprofessionnelle hors de la région parisienne. Le poids de la CS 35 parmi les migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 passe de 6,5 % à 9,9 % dans les Pentes de la Croix-Rousse ; dans le Bas Montreuil il passe de 5,3 % à 16,6 % (tableau 2-12). Les professeurs, professions scientifiques et les instituteurs et assimilés, nombreux dès les années 1980, voient leurs effectifs largement augmenter. Ils sont un peu plus nombreux que les cadres d’entreprise, dont le poids augmente également fortement entre les deux dates ; ce sont toutefois les professions intermédiaires des entreprises qui représentent le groupe le plus nombreux parmi les migrants aux deux recensements.

Graphique 2-14 : Migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 en 1990 et 1999,
Graphique 2-14 : Migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 en 1990 et 1999, Pentes de la Croix-Rousse (en valeurs absolues)

En 1990, N = 2660. En 1999, N = 3976.
Source : Insee Recensements de la population 1990 et 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart.

Ce poids à la fois nouveau et très important des professionnels de l’information, des arts et des spectacles parmi les nouveaux résidents de la période 1990-1999 est l’un des enseignements principaux de l’étude de ces flux de migrants. Il semble contredire le schéma classique de la gentrification, le stage model tout du moins (Clay, 1979 ; Gale, 1980 ; Van Criekingen, 2001), dans lequel les artistes formeraient le gros de la vague des « pionniers ». Dans le Bas Montreuil, où l’on a vu que la gentrification débute dans les années 1980, ce rôle semble assumé par d’autres catégories socioprofessionnelles comme les cadres de la fonction publique ou les professions intermédiaires de la santé et du travail social, dont le poids parmi les migrants diminue de plus d’un quart entre 1990 et 1999. Les membres de la CS 35 jouent ainsi probablement davantage un rôle de convertisseurs (de l’espace physique du quartier et de son image) que de pionniers ; c’est en tous cas ce que nous retrouvons dans notre enquête (cf. chapitre 3). Il faut en outre probablement distinguer différents profils au sein de la CS 35 – notamment les artistes au sens strict des autres professions – qui peuvent être arrivés dans le quartier à des dates et dans des conditions différentes ; un artiste plasticien a par exemple peu à voir avec un directeur de production en termes de ressources financières comme de goûts.

Cette croissance du poids des professions de l’information, des arts et des spectacles, concomitante dans les deux quartiers alors même que la gentrification est beaucoup plus ancienne à la Croix-Rousse, révèle en même temps l’importance d’un effet de période (croissance numérique de ces professions parmi les actifs dans les années 1990) par rapport à la seule logique de succession des sous-groupes des classes moyennes propre au phénomène de gentrification.

Enfin, nettement plus marquée dans le Bas Montreuil, elle révèle aussi l’importance d’effets liés aux contextes locaux. On pense bien sûr à l’effet de la structure particulière de l’emploi en Ile-de-France, mais aussi aux caractéristiques du bâti propre au Bas Montreuil (la présence d’anciens locaux d’activité désaffectés surtout). On peut également faire l’hypothèse d’un effet de bouche à oreille dans une catégorie socioprofessionnelle où les réseaux amicaux et professionnels se recouvrent fréquemment : les conseils et informations donnés aux amis sur le quartier conduiraient alors à y attirer des membres des mêmes professions. Nous reviendrons ultérieurement sur ces recommandations qui ont conduit les enquêtés vers le Bas Montreuil et aux intermédiaires qui sont intervenus dans la recherche et l’acquisition du logement ; toutefois cette hypothèse ne saurait suffire, puisque l’« homophilie » (Bidart, 1988) est également très marquée dans d’autres milieux socioprofessionnels comme celui des enseignants, dont le nombre n’a pas pour autant triplé d’une période à l’autre. On a donc également été attentive aux conditions d’entrée sur le marché du logement du Bas Montreuil dans les années 1990 qui peuvent avoir favorisé certains types d’acquéreurs (chapitres 5 et 6).

Outre la question des professions de l’information, des arts et des spectacles, la comparaison des flux de migrants actifs des catégories supérieures et moyennes de chaque quartier en 1990 puis en 1999 fait apparaître quelques autres spécificités locales, liées aux caractéristiques de ces quartiers et à leurs évolutions au fil du déroulement des deux processus de gentrification.

Graphique 2-15 : Répartition des migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4
Graphique 2-15 : Répartition des migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 selon la CS, Bas Montreuil et Pentes de la Croix-Rousse, 1990 (en %)

Source : Insee Recensements de la population 90, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart

La concomitance d’un début de gentrification avec d’autres tendances de peuplement dans les années 1980 dans le Bas Montreuil se lit bien dans cette comparaison avec Croix-Rousse : en 1990, les professions intermédiaires « non gentrifieuses » – CS 45, 46, 47 et 48, dotées d’un capital culturel moyen et travaillant plutôt dans le secteur privé – y sont relativement plus nombreuses, ce que l’on peut mettre en rapport avec l’importante construction de logements sociaux intermédiaires au cours de cette période, notamment près de la porte de Montreuil. Parmi les catégories supérieures, les cadres de la fonction publique et les ingénieurs y sont un peu plus représentées, tandis que les cadres commerciaux, les professions de l’information, des arts et des spectacles, les professions libérales et surtout les professeurs et professions scientifiques sont plus fréquents parmi les migrants qui s’installent sur les Pentes de la Croix-Rousse.

Graphique 2-16 : Répartition des migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 selon
Graphique 2-16 : Répartition des migrants des groupes socioprofessionnels 3 et 4 selon la CS, Bas Montreuil et Pentes de la Croix-Rousse, 1999 (en %)

Source : Insee Recensement de la population 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart

On retrouve dans les années 1990 cette prédominance parmi les gentrifieurs croix-roussiens des enseignants (professeurs, professions scientifiques, instituteurs et assimilés), des professionnels intermédiaires de la santé et du travail social ainsi que des cadres d’entreprise et des professions libérales. Dans le Bas Montreuil, on l’a vu, les professions de l’information, des arts et des spectacles forment le gros du flux des migrants des catégories supérieures ; les professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises restent nombreuses. Les professeurs sont nettement moins représentés que dans les Pentes et les cadres d’entreprises sont un peu plus souvent des ingénieurs et un peu moins souvent des commerciaux. Les prochains chapitres visent à éclairer ces spécificités locales. On peut déjà mentionner d’une part les effets de la structure des emplois dans chaque agglomération (et notamment la sur-représentation des professionnels de l’information, des arts et des spectacles en région parisienne), d’autre part les effets de la structure du bâti, et notamment l’importance des anciens locaux d’activité prisés par un certain nombre de ces professionnels. Les configurations socio-spatiales internes à chaque quartier confirment l’importance de ce deuxième facteur.

Notes
156.

La structure de ce flux de nouveaux habitants contraste ainsi radicalement avec celle de la population qui y réside au début de la période (9 % de diplômés du supérieur en 1982, 13 % en 1990).

157.

Cette forte croissance de la part des diplômés du supérieur est bien sûr en lien avec la hausse généralisée des niveaux de diplôme ; elle est tout de même un peu supérieure à la moyenne nationale (hausse de 8,4 points en 9 ans). En termes de niveaux de diplômes, les migrants du Bas Montreuil se situent dans une fourchette plus parisienne (29 % de diplômés du supérieur en 1990 et 44 % en 1999 parmi les habitants) que séquano-dyonisienne (9 % en 1990 et 15 % en 1999). Ceux des Pentes sont bien plus diplômés que la moyenne des lyonnais (34 % de titulaires d’un diplôme du supérieur en 1999).

158.

Certaines de ces professions culturelles peuvent être exercées hors du secteur culturel (exemple d’un designer travaillant dans l’industrie automobile) ; inversement, l’emploi dans le secteur culturel inclut des professions non artistiques (exemple d’une secrétaire dans un théâtre).