4.1 Un double objectif de connaissance

Deux logiques se sont articulées dans la constitution progressive des deux ensembles d’enquêtés : une logique de choix raisonné et une logique plus ethnographique. Elles répondaient à toutes deux aux exigences de la problématique construite et aux hypothèses formulées au chapitre 1.

La première logique, qui a dominé la constitution des populations, est celle d’un choix raisonné des enquêtés ; elle correspond à l’objectif d’identification et de caractérisation des gentrifieurs du Bas Montreuil et des Pentes de la Croix-Rousse. Il s’agissait, à travers l’enquête par entretiens, de saisir les différents types de ménages et d’individus ayant participé en tant qu’habitants à la gentrification de chaque quartier à différents moments du processus et de comprendre la diversité des logiques sociales de leur inscription dans l’espace résidentiel. On partait donc d’une définition minimale des « gentrifieurs » avec des critères à satisfaire – des ménages jeunes, diplômés, s’installant dans des logements anciens et y réalisant des travaux même légers – permettant ensuite de relever les variations autour de ce modèle. La diversification des enquêtés n’était pas remise au hasard. Elle s’appuyait d’abord sur la date d’arrivée dans le quartier, supposée impliquer une certaine variété, dans les ressources économiques notamment mais aussi dans bien d’autres dimensions ; elle reposait aussi sur ce que le terrain faisait apparaître, progressivement, comme figures contrastées de gentrifieurs, la réflexion sur les dimensions faisant contraste révélant des dimensions structurantes des rapports au quartier et au logement. Cette première logique, que certains auteurs critiquent pour ses « objectifs statistiques implicites » (Beaud, Weber, 1998), suppose en effet de réaliser un assez grand nombre d’entretiens, de contrôler la composition de l’ensemble et d’essayer d’éviter l’interconnaissance ; elle conduit à une analyse exhaustive de la diversité des entretiens et offre la possibilité d’un traitement par catégories, auquel nous nous sommes livrée au cours des deux chapitres qui suivent (chapitres 3 et 4).

A cette première logique, s’est progressivement articulée une seconde logique apparemment opposée168 : plus ethnographique169, elle était dictée à la fois par les exigences de connaissance et par le déroulement de l’enquête. Les connaissances visées ne pouvaient être obtenues que par une démarche d’ethnographie urbaine, associée à des entretiens compréhensifs : il s’agissait d’abord de bien connaître le « contexte » résidentiel commun dans lequel les interviewés s’étaient installés et déployaient leurs pratiques, pour pouvoir ensuite saisir grâce à des entretiens longs et approfondis les rapports singuliers établis par chacun d’entre eux avec ce « contexte ». Comprendre la façon dont cette étape de leur trajectoire résidentielle s’articulait à leurs trajectoires familiale, professionnelle, parfois militante, supposait aussi ce type d’entretien où l’on ne s’adresse pas au représentant de tel ou tel « type » de gentrifieur mais à un individu singulier, différent de ses voisins malgré la similitude de leurs positions ou de leurs trajectoires. De ce point de vue, la représentativité de la population rencontrée – ou du moins sa capacité à couvrir le spectre des gentrifieurs locaux – comptait moins que la capacité à comprendre certaines logiques sociales et à les nuancer. Il a ainsi parfois été plus intéressant, lorsque les contacts le permettaient, de faire plusieurs entretiens avec des individus très proches du point de vue des critères de sélection habituels (date d’arrivée, âge, niveau d’études, profession, type de choix résidentiel, types d’engagement dans le quartier, etc.) pour repérer d’où provenaient certaines différences dans leurs pratiques, leurs représentations ou leurs jugements : leur proximité rendait d’autant plus visibles certaines de leurs différences et aidait à les analyser. Par ailleurs, la constitution de la population enquêtée a relevé d’une logique ethnographique dans la mesure où elle fut aussi guidée par le déroulement du terrain : les recommandations, les réseaux d’interconnaissance, les obligations, les entretiens informels lors de certaines occasions ont conduit vers certains interviewés. Dans la logique présentée ci-dessus, nous avons tout d’abord essayé de freiner l’effet « boule de neige » ; mais lorsque nous avons laissé jouer la dynamique de l’enquête, elle nous a permis d’approfondir la connaissance de certains milieux (voisinages, réseaux militants ou professionnels). De plus, ces milieux d’interconnaissance, souvent structurés par une forme sociale plus cristallisée (mobilisation collective, association de voisinage, etc.), ont facilité l’étude des cohabitations entre gentrifieurs et l’objectivation de certains propos (jugements portés sur d’autres gentrifieurs déjà rencontrés dans l’enquête, proximité ou distance à l’égard des formes de leur présence dans l’espace local, …). Si cette seconde logique d’enquête a nourri les analyses des deux prochains chapitres, elle prédomine dans l’élaboration du matériau exploité dans la seconde partie de la thèse. Comment, concrètement, ces deux logiques se sont-elles articulées sur nos deux terrains ?

Notes
168.

Si l’on suit tout du moins Beaud et Weber (1998). Pour une discussion des principes méthodologiques proposés par ces deux auteurs dans leur Guide de l’enquête de terrain, voir Mauger, Pinto, 2004.

169.

Dans le cas des enquêtes localisées comme celles que nous avons menées, on ne peut parler de l’étude d’un milieu d’interconnaissance ou d’une forme cristallisée de relations sociales (institution, cérémonie, lieu régi par des règles de fonctionnement, etc.), seuls objets susceptibles d’une enquête ethnographique selon Beaud et Weber (1998). Pourtant l’ethnographie en milieu urbain a montré sa pertinence et sa fécondité dans de nombreux travaux ; citons seulement, outre les travaux de l’école de Chicago (Grafmeyer, Joseph, 1984), les exemples paradigmatiques de Coing, 1966 et Chamboredon et Lemaire, 1970.