4.2 Des critères communs, des enquêtes différentes

Dans le Bas Montreuil comme sur les Pentes de la Croix-Rousse, la logique de l’enquête ethnographique s’est superposée aux principes de constitution d’une population relativement « maîtrisée », reflétant la diversité des profils des gentrifieurs. Explicitons d’abord les principes selon lesquels nous avons cherché à construire nos populations, puis la façon dont l’enquête ethnographique les a orientées.

Par définition même de la gentrification, nous avons tout d’abord cherché à interroger des ménages arrivés jeunes dans le quartier, avec ou sans enfants. Le deuxième critère de définition des gentrifieurs était leur niveau d’études ; dans les faits, ce critère a plutôt été appréhendé à travers les professions occupées, renseignement plus facile à obtenir lors d’une prise de contact ou de la part d’un tiers entremetteur. On a donc plutôt sélectionné les enquêtés sur la base de leur profession, dont on supposait qu’elles exigeaient un haut degré de qualification ou un niveau de diplôme élevé, supposition qui a parfois révélé des surprises. Nous avons ensuite sélectionné en priorité des individus qui se sont installés dans des logements anciens et ont contribué à les rénover ou à les transformer, en réalisant des travaux plus ou moins importants (depuis le coup de peinture jusqu’à la métamorphose complète des lieux), qu’ils les aient faits par eux-mêmes ou qu’ils les aient confiés à des professionnels170. La trame urbaine du Bas Montreuil, où les locaux d’activité et les logements individuels n’étaient pas rares, explique qu’un grand nombre de nouveaux habitants se soient installés en réalisant des travaux importants. De ce fait, nous avons involontairement marginalisé les occupants de logements peu rénovés parmi les enquêtés montreuillois. Beaucoup des enquêtés croix-roussiens ont également entrepris de gros travaux de rénovation même s’ils n’étaient pas aussi spectaculaires en raison du parc de logements des Pentes (des logements collectifs, où les possibilités de métamorphoses étaient limitées). Nous avons également recherché, sans que ce soit un critère discriminant, des habitants investis dans leur quartier sous quelque forme que ce soit (association de parents d’élèves, de défense du cadre de vie, travail en lien avec le quartier, militantisme politique…). Enfin, dans le Bas Montreuil, les intermédiaires à qui nous avons fait part de tous ces critères y ont très souvent spontanément ajouté celui de venir de Paris : cela semblait faire partie du portrait-robot que nous venions d’esquisser.

A l’intérieur de ces critères que nous nous étions fixés, nous avons assez vite rencontré des gentrifieurs presque caricaturaux, dans le Bas Montreuil plus encore que dans les Pentes : certains étaient très investis dans l’espace local sur des thématiques typiques de la gentrification (sauvegarde du patrimoine paysager, démocratie participative, lutte contre l’évitement scolaire, associations de quartier), d’autres avaient entrepris des travaux de reconversion ou de réhabilitation très importants dans d’anciennes usines ou d’anciennes maisons. Ces premières rencontres ont exercé une certaine fascination (voir son objet de recherche si bien incarné !) dont il n’a pas été facile de se défaire pour aller vers des cas moins « caractéristiques ». Elles révélaient en même temps que nous nous trouvions bien dans un espace en cours de conversion, où les enjeux de classement seraient intéressants à observer. La comparaison avec les enquêtés croix-roussiens, plus diversifiés, a aidé dans un second temps à corriger des généralisations et des simplifications liées à ces cas.

A partir de cette définition, un premier axe de diversification des populations fut celui de la date d’arrivée dans le quartier. Dans un premier temps, nous avons cherché de préférence des gentrifieurs très « anciens », arrivés au début du processus (entre 1970 et 1985 à Croix-Rousse, entre 1985 et 1992 dans le Bas Montreuil) et très récents (arrivés depuis 2000), afin de former des sous-populations que nous pourrions comparer. Cependant l’intérêt de certaines rencontres avec des gentrifieurs arrivés au cours des années 1990 nous a conduit à assouplir ces critères : leurs expériences résidentielles semblaient différentes à la fois de celles des « pionniers » et de celles des gentrifieurs les plus récents. De fait, cette décennie présente un contexte particulier en raison d’une part de la crise immobilière nationale de 1992 à 1997 (plus accusée en région parisienne) et d’autre part d’un fort interventionnisme municipal dans les deux quartiers. Finalement les deux populations présentent un continuum d’arrivées à partir de 1969 à Croix-Rousse et de 1985 dans le Bas Montreuil, avec une surreprésentation du tournant des années 2000 (1998-2003) dans le Bas Montreuil et des années 2000 à 2005 à Croix-Rousse, c'est-à-dire de la période de hausse très rapide des prix de l’immobilier.

La deuxième façon de s’assurer une population relativement « complète », ou présentant du moins une certaine diversité de profils de gentrifieurs, résidait simplement dans l’attention portée aux découvertes faites sur le terrain. Nous avons parfois fait exception à l’un ou à l’autre des critères de sélection des enquêtés, lorsque nous rencontrions des personnes dont la présence, les pratiques résidentielles quotidiennes ou les investissements spécifiques relevaient manifestement de la gentrification. Nous avons ainsi interrogé des locataires n’ayant pas fait de travaux dans leurs logements, des anciens gentrifieurs des Pentes ou du Bas Montreuil ayant ensuite quitté le quartier, des habitants arrivés relativement vieux ou d’autres exerçant des professions moins qualifiées mais ayant manifestement participé à la gentrification par leurs investissements associatifs, et dont la trajectoire a été infléchie par cette participation.

Le souci d’équilibre de la population enquêtée a enfin porté sur deux dimensions qui sont apparues comme structurant fortement le rapport au quartier et au logement : d’une part, le fait de travailler ou non à domicile ; d’autre part, la présence ou l’absence d’enfants dans le ménage. Nous verrons que de ce point de vue les deux populations sont sensiblement différentes et reflètent les deux types de gentrification apparus dans les statistiques. Ces spécialisations différentes – une gentrification de jeunes adultes sans enfants d’un côté, de familles de l’autre, s’explique largement, nous le verrons, par les caractéristiques de localisation et de bâti propres à chaque quartier.

Par ailleurs, la logique ethnographique a orienté la composition des populations enquêtées. Dans le Bas Montreuil, le déroulement de l’enquête dans un quartier où nous n’avions à l’origine aucun contact personnel explique d’abord que l’on ait rencontré plusieurs personnes fortement mobilisées dans l’espace public : ces militants de quartier sont « le pain béni du sociologue » (Bidou et al., 1983), notamment quand il débute son enquête. Ces enquêtés n’ont pas été qu’une « porte d’entrée » dans le terrain – nous avons d’ailleurs assez peu exploité leurs réseaux. Ils nous ont permis de travailler sur ces habitants qui contribuent particulièrement au changement social ou au changement d’image au cours de la gentrification. Nous avons d’autre part rencontré des gentrifieurs moins visibles soit par le bouche-à-oreille à plusieurs « degrés » à partir de notre réseau personnel, soit dans des espaces publics (dans la rue, au café, à des fêtes de quartier). Nous avons ensuite exploité les contacts que ces enquêtés proposaient ; sans suivre plus de deux ou trois recommandations d’une même personne, nous sommes retombée sur des réseaux d’interconnaissance imprévus qui nous ont surpris par leur intensité.

Dans les Pentes de la Croix-Rousse, nous disposions de contacts avant le début de l’enquête. De ce fait, nous avons « puisé » dans plusieurs réseaux, sans qu’aucun ne soit représenté par plus de trois personnes et généralement sans que ces personnes ne se connaissent entre elles (un réseau militant libertaire, un réseau militant écologiste, un réseau amical de jeunes cadres du public). La population enquêtée a également été nourrie par des rencontres en réunion d’association de quartier, à la sortie des écoles et au café. Les réseaux personnels des enquêtés ont été assez peu exploités. L’ensemble des enquêtés croix-roussiens se présente donc comme plus diversifié que celui du le Bas Montreuil ; a contrario, il permet moins d’explorer les milieux d’interconnaissance locaux.

Pour finir, indiquons comment ces populations que nous avons construites pour les entretiens se situent par rapport à l’ensemble des « gentrifieurs potentiels » dont nous venons de dresser un portrait statistique.

Notes
170.

Ce critère a été important dans la construction des échantillons pour deux raisons. D’une part, il nous paraissait, au tout début de la recherche et sur la base de la description de Ruth Glass (1964), être au cœur de la notion de gentrification : de fait, à ce moment, les travaux anglo-saxons suggérant d’élargir la définition aux opérations menées par des professionnels n’étaient pas encore diffusés en France – ou, du moins, nous n’en n’avions pas encore connaissance. D’autre part, dans les phénomènes de gentrification « spontanés » (Bordreuil, 1994) ou indirectement encouragés par les pouvoirs publics (Authier, 1993 ; Bidou-Zachariasen, 1995), nous étions particulièrement intéressée par le rôle des habitants eux-mêmes dans la transformation de l’espace – pour toutes les raisons évoquées au précédent chapitre.