Analyser les différentes « vagues » de gentrifieurs qui se sont installées à des dates différentes dans les deux quartiers étudiés nécessite de mobiliser la notion de générations. On peut tout d’abord parler de « générations de gentrifieurs », définies par leur date d’arrivée dans le quartier et le contexte dans lequel elles s’installent. Marqués par ce contexte commun d’installation, que les générations suivantes ne connaîtront pas, les gentrifieurs d’une même génération appartiennent en outre à une même classe d’âge. Nous avons pu identifier dans chaque quartier plusieurs « générations de gentrifieurs ». Dans les Pentes de la Croix-Rousse, les gentrifieurs interrogés se sont installés dans le quartier entre 1970 et 2005, soit à trente-cinq ans d’écart ; on peut discerner trois générations, arrivées dans des contextes variés, qui présentent des profils et des projets résidentiels un peu différents :
Dans le Bas Montreuil les gentrifieurs que nous avons interrogés se sont installés entre 1985 et 2007. On peut cette fois distinguer, à la lumière du contexte et des profils des entrants, deux principales vagues d’arrivées :
On doit compléter ce découpage en indiquant qu’à partir de 2003 arrivent des habitants qui semblent constituer une troisième vague, un peu différente de ces deux premières. Nous n’avons réalisé que quatre entretiens avec ces « suiveurs », assez différents. Deux concernent plutôt des jeunes nés à la fin des années 1970, célibataires et locataires, encore dans un mode de vie étudiant ; ils ont pour particularité de ne pas venir de Paris mais d’arriver de province ou d’une banlieue plus éloignée. Deux autres sont des familles plus aisées que les « convertisseurs ». Enfin, une catégorie de gentrifieurs un peu à part, que nous avons appelée les « gentrifieurs de l’intérieur », est apparue au fil de l’enquête. Il s’agit d’enseignants et de cadres du public (pour la plupart) arrivés à Montreuil dans les années 1980 à l’heure de fonder une famille, qui ont habité dans un premier temps les pavillons ou les HLM des hauteurs de la ville, et qui sont « descendus » dans le Bas Montreuil autour de cinquante ans, une fois que leurs enfants étaient partis et après un héritage ou une hausse de revenus. Le quartier était entre-temps devenu attractif. S’ils ressemblent aux « pionniers » par leur date de naissance et leur profil sociologique, ils doivent être rattachés en tant qu’habitants au second groupe de gentrifieurs, puisqu’ils s’installent dans le quartier au tournant des années 2000, dans un contexte social et urbain différent176.
La gentrification du Bas Montreuil ayant débuté plus récemment que celle des Pentes de la Croix-Rousse, les dates d’arrivée de ces « générations de gentrifieurs » sont décalées de quelques années d’un quartier à l’autre ; mais les gentrifieurs montreuillois sont globalement un peu plus âgés lors de leur installation, en raison d’un parc de logement plus familial (maisons individuelles) et de la localisation du quartier en banlieue. De ce fait, les deux générations de gentrifieurs montreuillois appartiennent aux mêmes générations socio-démographiques que les deux premières catégories de croix-roussiens.
On peut à la suite de Karl Mannheim (1928) distinguer trois significations du terme « génération » en sociologie : la génération au sens généalogique désigne la filiation et renvoie à la question des transmissions, des socialisations ; la génération socio-démographique désigne l’ensemble des individus nés la même année, qui partagent objectivement des « situations de génération » ; enfin la génération socio-historique désigne une totalité, un groupe constitué autour d’une « conscience de génération » forgée dans l’expérience commune d’un moment historique (guerre de 14-18, événements de mai 68…). Ces générations socio-historiques, qui seules peuvent être prises dans des « conflits de générations » selon Mannheim, sont plus rares que les générations socio-démographiques ; elles ne forment pas un continuum. Cependant l’absence de « conscience de génération » n’exclut pas de parler des générations socio-démographiques comme d’ensembles d’individus se situant de façon analogue dans le devenir social, dans des champs de possibles économiques et sociaux et face à des schèmes de pensée historiquement situés177. Bien sûr, les groupes d’âge n’ont pas d’homogénéité intrinsèque liée à leur inscription historique et doivent toujours être rapportés aux caractéristiques sociales de leurs membres. C’est précisément ce qui rend ces générations socio-démographiques de gentrifieurs intéressantes : elles ne sont pas que des cohortes mais présentent aussi des caractéristiques sociales proches. Dès lors, on peut les aborder sous l’angle de leurs « situations de génération », et regarder comment celles-ci se traduisent dans cette strate sociale particulière. Quels sont les champs de possibles dans lesquels leurs membres évoluent, et quels sont les modes de pensée auxquels ils se réfèrent ? Ces générations sont-elles homogènes ? La « classe d’alternative » n’était-elle qu’une génération, ou bien connaît-elle des descendants ? De quels traits ont-ils hérité et en quoi sont-ils différents ? Dans quelle mesure ces différences sont-elles dues aux contextes historiques ? L’articulation des appartenances générationnelles et des appartenances de classe nous permet d’interroger la pérennité des « nouvelles classes moyennes » et d’observer quelques-unes de leurs transformations sur plusieurs décennies.
Au-delà de l’expérience de gentrification, ces trois générations de gentrifieurs partagent plusieurs caractéristiques. Diplômés du supérieur, proches du « foyer » de la vie sociale (Halbwachs, 2008), ils sont tout d’abord à la frontière entre classes moyennes et classes supérieures telles qu’Halbwachs les définissait : ils exercent généralement une technique sur de l’ « humanité matérialisée », ce qui les rattache aux classes moyennes ; mais ils sont également amenés, pour certains d’entre eux et par intermittence, à travailler sur « les hommes considérés dans leur personnalité et leur humanité »178. Ce qui les place sur cette frontière entre classes moyennes et classes supérieures, c’est également le décalage entre l’importance de leur capital culturel et le niveau moyen de leur capital économique. On verra les différences au sein de ce positionnement très large (prise en compte du patrimoine et pas seulement des revenus d’activité, différences entre capital culturel principalement scolaire et capital culturel hérité, etc.), mais tous sont concernés par cette « contradiction » identifiée par Alvin Gouldner (1979) à propos de la « new class » entre degré de culture et de connaissance et niveau de revenu et de pouvoir179. Au-delà de ce positionnement, ils montrent également un appétit pour la culture et la connaissance, qu’ils n’ont pas à l’égard de la richesse économique et du pouvoir. Ils partagent en effet, pour la plupart, une « culture critique » (Gouldner, 1979) à l’égard de la société capitaliste. A nouveau, celle-ci prend des formes et des significations très différentes, selon que c’est l’exploitation ou l’aliénation capitalistes qui sont principalement visées, selon qu’elle passe par des discours politiques ou idéologiques ou par des pratiques, selon qu’elle s’exprime par l’adhésion à des courants politiques structurés ou au contraire par une valorisation de l’individu, et bien sûr selon que cette critique est fortement affirmée ou non (ce qui varie en fonction des générations mais également de l’âge). Nous allons donc explorer ici les générations de gentrifieurs identifiées dans nos deux quartiers en suivant ces deux axes : d’une part celui de la situation professionnelle et du rapport au travail, d’autre part celui des valeurs et des engagements. Positions et prises de position sont bien sûr étroitement liées180. Nous serons donc attentif à la façon dont ces deux dimensions s’incarnent et s’articulent, en fonction notamment des trajectoires sociales de nos enquêtés. Les origines sociales, études, emplois, rapports au travail et à l’emploi181, valeurs et engagements militants des trois principales « générations de gentrifieurs » que l’on a présentées seront donc observés et analysés en tenant compte tant des contextes macrosociologiques dans lesquels chaque génération entre dans la vie active, que des trajectoires sociales des individus.
Les « générations de gentrifieurs » brièvement présentées ci-dessus sont des types-idéaux apparus au fil des enquêtes et des analyses, à partir de sources plus larges que les seuls entretiens (lectures, rencontres avec des informateurs, statistiques, etc.). Elles ne sont pas incarnées de façon équilibrée dans les corpus d’entretiens en raison d’une part des objectifs initiaux des enquêtes (privilégier les gentrifieurs les plus anciens et les plus récents), d’autre part de la difficulté plus grande à rencontrer des gentrifieurs arrivés dans les années 1970 et 1980 que ceux arrivés plus récemment (ne serait-ce que parce qu’une partie des « pionniers » sont depuis repartis, dont nous ignorons d’ailleurs le profil).
Croix-Rousse | Bas Montreuil |
« Pionniers », arrivés entre 1970 et 1986, nés entre 1943 et 1966 – 7 entretiens | « Pionniers », arrivés entre 1985 et 1991, nés entre 1943 et 1961 – 6 entretiens 182 |
Deuxième génération, arrivée entre 1990 et 1996, nés entre 1960 et 1970 – 4 entretiens | « Convertisseurs », arrivés entre 1993 et 2003, nés entre 1960 et 1972 – 14 entretiens |
« Jeunes Croix-Roussiens », arrivés entre 2000 et 2005, nés entre 1968 et 1981 – 13 entretiens | Nouveaux montreuillois, arrivés entre 2003 et 2007, nés entre 1966 et 1981 – 4 entretiens |
Les matériaux recueillis dans chaque quartier, ainsi que les réalités assez différentes auxquelles ils renvoient, incitent donc à étudier ces générations de gentrifieurs de la façon suivante : les « pionniers », assez proches dans les deux quartiers et déjà bien connus grâce aux travaux des années 1980, seront présentés à partir d’entretiens avec des gentrifieurs aussi bien croix-roussiens que montreuillois ; cela permettra, à partir des figures des « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984), de la « classe d’alternative » (Dagnaud, 1981), de la « sous-élite cultivée » (Dagnaud et Mehl, 1983), des « nouvelles couches moyennes salariées » (Bidou et alii, 1983), de souligner leur diversité. La deuxième génération sera abordée uniquement à partir des quinze entretiens recueillis dans le Bas Montreuil ; la troisième génération sera au contraire incarnée par les treize « jeunes Croix-Roussiens ». Cela ne nous empêchera pas de donner quelques éléments sur les « convertisseurs » des Pentes ou sur les « nouveaux » du Bas Montreuil. Ce choix indique évidemment que l’appartenance générationnelle ne suffit pas à décrire ces gentrifieurs : divers au sein d’une même génération (on tâchera de cerner les facteurs de cette diversité), ils présentent aussi des différences explicables par les contextes locaux dans lesquels ils s’installent. Cette dimension, un peu laissée de côté dans ce chapitre, sera davantage explorée au prochain chapitre. Soulignons toutefois ici un élément de différenciation important qui semble lié à ces contextes : les gentrifieurs des Pentes et du Bas Montreuil n’ont pas exactement le même âge au moment où ils s’installent dans ces quartiers. Les Pentes accueillent majoritairement des célibataires ou des jeunes couples sans enfants âgés de 19 à 34 ans, tandis que les gentrifieurs montreuillois sont tendanciellement plus âgés (en moyenne de cinq ans : ils ont entre 24 et 39 ans à leur arrivée) et plus engagés dans la vie professionnelle et surtout dans la vie familiale ; ils ont en général déjà au moins un enfant. Ces positions légèrement décalées dans le cycle de vie ont bien sûr des effets sur les projets résidentiels, que nous préciserons au prochain chapitre ; mais elles affectent aussi le rapport au travail et aux engagements militants, ce qu’il faudra garder à l’esprit en lisant ce chapitre. D’autres caractéristiques de leurs vies professionnelles et militantes sont liées aux contextes locaux, notamment aux spécificités des bassins d’emploi dans lesquels ils se trouvent ; on mentionnera ces effets des lieux lorsque ce sera nécessaire.
On retrouve bien dans cet échantillon les trois catégories de gentrifieurs croix-roussiens identifiés par J.-Y. Authier sur les Pentes à partir d’une enquête par questionnaires (Authier, 2008) : les « habitants militants », membres des nouvelles couches moyennes, qui ont aujourd'hui à cinquante ans passé une vie de quartier moins dense que par le passé tout en restant attachés à leur lieu de résidence ; les « gentrifieurs fortunés », proches de la cinquantaine et vivant en famille, qui sont se sont installés plus récemment dans le quartier dont ils appréciaient l’esthétique mais qui y ont des relations de voisinage plus limitées que leurs prédécesseurs et parfois même tendues ; enfin les « éternels étudiants », jeunes diplômés sans enfants qui choisissent le quartier pour la vie locale qu’il permet (sorties nocturnes, commerces, amis) mais sont également très mobiles, développent des sociabilités entre pairs et sont peu impliqués dans les enjeux locaux.
Ce terme doit être provisoirement accepté ; nous l’expliciterons davantage dans la troisième partie de la thèse, largement consacrée à ce travail de conversion. Notons toutefois d’emblée que certains parmi les « pionniers » sont aussi des « convertisseurs » qui transforment l’espace résdentiel dans sa dimension physique, sociale ou symbolique ; mais cela ne les caractérise pas autant que cette deuxième génération.
Cette catégorie est cohérente avec les statistiques des notaires, où l’on a vu que le Bas Montreuil est devenu dans les années 2000 attractif pour des montreuillois qualifiés venant d’autres quartiers (cf. chapitre 2). Nous avons rencontré au cours de l’enquête plusieurs de ces « migrants internes » (notamment dans les organisations politiques et militantes) ; le couple formé par François et Josette en est un exemple (cf. tableau 4-3).
C’est le fondement du travail de Louis Chauvel (1997), puisqu’il explore les conditions sociales des cohortes au cours du 20e siècle sans poser la question de l’existence de « consciences de générations ».
Plusieurs enquêtés exercent alternativement ces deux types d’activités, travaillant par exemple sur « de l’humanité matérialisée » comme graphistes ou enseignants d’art, et sur une personnalité particulière, la leur, lorsqu’il s’agit de création artistique. Halbwachs précise cette frontière : « On trouverait aussi dans les milieux artistiques, les lettres, tout un ensemble de personnes qui, par la modestie de leur activité, par le fait qu’ils se bornent à s’inspirer de ce que font ceux qui sont plus importants, de ce qu’ils diffusent les conceptions, les modèles et les œuvres des maîtres dans le public, occupent aussi une situation inférieure, mais ne sont pas des ouvriers et appartiennent à la classe moyenne » (Halbwachs, 2008, p.170)
Ou par Monique Dagnaud et Dominique Mehl à propos de la « sous-élite », « dotée de pouvoirs (pouvoir culturel, pouvoir technico-scientifique, pouvoir de négociation au sein des organisations) mais tenue à l’écart du pouvoir » (Dagnaud et Mehl, 1983, p.62).
La critique du capitalisme les porte par exemple vers des secteurs professionnels particuliers (organismes publics ou conseil aux organismes publics, enseignement, activités de création et de diffusion artistique, professions de la santé et du travail social). Inversement les études suivies et les professions exercées façonnent les représentations et les valeurs (le fait d’être ou non en contact avec un public, le fait de dépendre ou non de l’Etat, sont par exemple structurants des prises de position à l’égard de la société).
Par « rapport à l’emploi » nous entendons sécurité ou insécurité économique et sociale (Castel, 1995) ; par « rapport au travail », épanouissement ou souffrance (Gollac, Baudelot, 2003).
En comptant l’entretien avec le couple de « gentrifieurs de l’intérieur », Josette et François, nés en 1955 et arrivés dans le quartier en 2000.