1. Les « pionniers » des deux quartiers : des représentants de la « classe d’alternative » très divers

Les « pionniers » des Pentes comme du Bas Montreuil ressemblent fort aux « nouvelles couches moyennes » rencontrées par Catherine Bidou et Sabine Chalvon-Demersay à Aligre et à Daguerre (Bidou, 1984, Chalvon-Demersay, 1984). Ils ont fait leurs études dans les années 1960 et au début des années 1970 dans des filières universitaires en sciences humaines (histoire, sociologie, information et communication), dans le domaine médico-social, dans des écoles d’art ou des écoles d’ingénieurs. Ils travaillent à des niveaux de cadres supérieurs ou de professions intermédiaires dans l’enseignement (une professeure d’arts appliqués dans le secondaire, deux professeurs aux beaux Arts dont un exerce également comme graphiste indépendant), dans la recherche (une documentaliste dans un laboratoire de recherche), la santé publique (une chargée de prévention bucco-dentaire en conseil régional). Ceux qui ne sont pas salariés de l’Etat sont une journaliste, ancienne salariée à la CSCV183, un ancien réalisateur de films documentaires et une productrice de documentaires, une sculptrice, un ingénieur technico-commercial, un animateur de quartier et deux décoratrices. Il faut ajouter à cette liste un couple (Véronique et Michel, cf. tableau 4-2 placé à la fin du chapitre) moins haut placé dans la hiérarchie socioprofessionnelle (lui est agent de maîtrise, elle a travaillé par intermittence comme ouvrière qualifiée ou comme agent technique d’entretien) mais qui a pris part à la gentrification du quartier en participant aux mouvements associatifs locaux des années 1980 puis en réhabilitant successivement deux appartements. Tous sont fortement (mais diversement) marqués par les mouvements politiques actifs pendant leurs années de jeunesse.

Ces enquêtés, surtout dans les Pentes de la Croix-Rousse, ressemblent également aux descriptions faites par Jacques Bonniel et Bernard Bensoussan au début des années 1980 même s’ils ne sont pas tous « à la recherche d’un mode de vie intégral » (1982, p. 133). Ils sont d’origines sociales variées : certains ont des origines populaires (ouvriers en usine ou dans le bâtiment), d’autres proviennent des anciennes couches moyennes (artisans, commerçants, instituteurs), d’autres enfin de la bourgeoisie traditionnelle (chefs d’entreprise, médecins…). Mais tous sont en décalage par rapport à la morale de classe qui prévalait dans leur milieu. Artistes, intellectuels, ils sont aussi pour certains en rupture avec les normes familiales traditionnelles au moment où ils s’installent dans les deux quartiers : on trouve pêle-mêle un père divorcé avec son fils, une mère célibataire avec sa fille, une autre, bisexuelle, avec ses deux enfants, un homme marié ayant avec sa femme « un accord de vie très souple sur les relations extraconjugales », des jeunes couples habitant en colocation avec des amis, une célibataire vivant « en collectif »… Ils n’ont pas tous fini leurs études, qu’ils ont parfois suivies de façon discontinue – notamment pour les enquêtés d’origines les plus populaires – et certains sont, au moment où ils « gentrifient », dans un temps de latence par rapport au travail ; la plupart néanmoins sont engagés dans la vie professionnelle, mais viennent vivre dans ces quartiers une vie sociale riche, souvent associative et militante.

Dans les entretiens avec les « pionniers », la vie hors travail prend de fait une place très importante ; elle est souvent très remplie, notamment à l’époque où ils s’installent dans les deux quartiers. C’est particulièrement frappant dans certains cas où les enquêtés, à qui l’on demandait pour commencer l’entretien dans quelles circonstances ils étaient arrivés « là », les renvoyant à cette période d’installation tout en les laissant assez libres quant à la façon de l’aborder, parlent en premier lieu de leurs activités militantes184. C’est également patent lorsque l’installation elle-même s’inscrit dans un projet ayant une dimension idéologique, comme c’est le cas pour Yves ou Marc qui s’installent chacun dans un Habitat Groupé Autogéré. Les pionniers se caractérisent globalement par l’importance qu’ils accordent, dans leurs récits, à leurs activités militantes ou aux convictions idéologiques ayant guidé certaines séquences de leur vie. L’importance des militants parmi les personnes interrogées découle peut-être en partie du mode de constitution de l’échantillon (les « pionniers » les plus facilement identifiés étant ceux qui sont restés dans le quartier et y sont devenus des « figures locales »). Les rencontres qui ont été moins guidées par des réseaux d’interconnaissance ont donné lieu des récits moins marqués par des engagements associatifs ou politiques ; néanmoins, même ces enquêtés revendiquent une façon de vivre globalement orientée par des valeurs, par un rapport au monde qu’ils sont capables d’expliciter. Ces valeurs et ces engagements sont toutefois assez divers.

Notes
183.

Confédération Syndicale du Cadre de Vie, étudiée par Michel Chauvière et Bruno Duriez dans le cadre des travaux sur les « nouvelles couches moyennes » (Chauvière, Duriez, 1985).

184.

Cela a d’ailleurs donné lieu à des malentendus intéressants, les enquêtées justifiant leur arrivée à Lyon ou dans le quartier par la localisation d’activités que nous pensions être professionnelles et qui étaient en fait militantes, comme avec Dominique, qui situe sa recherche de logement par rapport à son « lieu de militance » et non à son lieu de travail.